"Perdido Street Station" : Steampunk à tous les étages

Bigarrée, diabolique, poétique et poignante, la création d’une intense fantasy politique, c'est Perdido Street Station de China Miéville. L'un des vrais chefs d’œuvre contemporains de l’imaginaire et de la littérature. 

Publié en 2000, traduit en français en 2003 par Nathalie Mège au Fleuve Noir, le deuxième roman de l’Anglo-Américain China Miéville, couronné par le British Fantasy Award et par le prestigieux prix Arthur C. Clarke, fit l’effet d’une petite bombe littéraire à son apparition. Rarement au cours des dernières années un ouvrage n’avait aussi bien réussi un assemblage de motifs habiles et de figures particulièrement jouissives, sans que, à la différence par exemple du trop célébré « Hypérion » (1989) de Dan Simmons, les marques de couture ne soient visibles, se créant instantanément un style propre, sous couvert d’un gigantesque hommage (présenté dès les remerciements liminaires) à Mervyn Peake et à son immense « Gormenghast », et renouvelant largement au passage, à la grande joie des amatrices et amateurs toujours si étonnamment friands de catégorisations et de sous-genres en littérature, ce qu’il était alors convenu d’appeler la fantasy urbaine et le steampunk.

Du veldt de la broussaille des champs des fermes puis ces premières masures se dressant sur la terre… La nuit a été longue. À la faveur de l’obscurité, les maisons délabrées incrustées dans les berges ont poussé tout autour comme des champignons.
Nous tanguons. Roulons de droite et de gauche sur un profond courant.
Derrière moi, l’homme inquiet tire sur son gouvernail et le chaland redresse le cap. La lueur vacillante de la lanterne oscille. C’est moi que cet homme craint. Je suis penché au-devant de l’onde mouvante, obscure, à la proue du petit esquif.
Des bruits ténus enflent par-dessus le ronron huileux du moteur et la caresse du flot – bruissement de maisons : les poutres crachotent, le vent frotte le chaume, les murs se tassent, les planchers jouent pour s’adjuger l’espace. Les dizaines d’habitations sont devenues centaines, puis milliers ; éparpillées à partir de la rive, elles émettent leurs lueurs à travers toute la plaine.
Elles m’entourent, grossissent. Gagnent en hauteur, en embonpoint, en coffre. Se coiffent de toits d’ardoise, s’arment de murs de brique.
La rivière tourne et vire pour affronter la ville. Qui soudain se dévoile, menaçante, massive, taillée à l’emporte-pièce dans le paysage. Son halo se répand vers le cirque pierreux des collines tel le sang d’un hématome. Ses tours sales sont illuminées. Je suis ramené à ma petitesse. Contraint de m’incliner devant cette présence extraordinaire, née du limon au confluent des deux rivières. Elle n’est qu’une immense pollution, que puanteur, qu’un éternel coup de klaxon. Même à cette heure, même au cœur de la nuit, ses cheminées trapues vomissent leur crasse dans le ciel. Ce n’est point le courant qui nous pousse, mais la cité elle-même, dont le poids nous aspire. De faibles cris épars, des beuglements animaux : le fracas et les coups de boutoir obscènes des usines où copulent d’énormes machines. Les voies ferrées sillonnent ce corps urbain telles des veines apparentes. Brique rouge et murs sombres ; églises trapues d’aspect troglodyte ; stores en lambeaux qui volettent ; labyrinthes pavés de la vieille ville ; culs-de-sac ; sépulcres séculiers des caniveaux criblant la terre : c’est là tout un nouveau paysage de friches, de pierre écroulée, de bibliothèques regorgeant de volumes oubliés, de vieux hôpitaux, d’immeubles de bureaux, de navires et de serres métalliques soulevant le fret au-dessus des eaux.
Comment avons-nous pu être aveugles à ce qui approchait ? Par quel étrange tour de la topographie ce monstre tentaculaire peut-il se dissimuler ainsi, prêt à fondre sur le voyageur ?
Il est trop tard pour m’enfuir.

Narrateur interstitiel dont le monologue crispé, poétique et poussiéreux rythme la séparation en grandes parties de ces 900 pages fiévreuses, Yagharek, un homme-oiseau, chassé par son peuple du lointain désert et ayant vu ses ailes lui être coupées, se faufile jusqu’à la grande métropole tentaculaire de Nouvelle-Crobuzon, en quête du Dr Isaac dan der Grimnebulin, savant touche-à-tout, génie iconoclaste évoluant à la marge de l’Université officielle, dont il subodore que seul il saura trouver un moyen pour le faire voler à nouveau. Celui-ci, par ailleurs engagé dans une relation amoureuse avec Lin, une artiste khépri, étonnante femme-insecte dont la présence ne dépare aucunement dans la vaste cité multi-espèces, entre intégrations et ghettos, entre acceptations et préjugés, accepte la demande de Yagharek, et déclenche ainsi de proche en proche, par glissements progressifs du hasard et de la nécessité, un chaos quasiment apocalyptique, foisonnant et poignant, dont il serait vraiment dommage de dévoiler les tenants, les évolutions et les aboutissants.

La bibliothèque de Palgolak valait amplement celle de l’Université de Nouvelle-Crobuzon. Elle ne prêtait pas d’ouvrages, mais admettait des lecteurs en son sein à n’importe quelle heure du jour et de la nuit – et il y avait très, très peu de livres auxquels elle n’accordait pas l’accès. Les Palgolaki étaient des prosélytes, persuadés que tout ce que savait un fidèle était aussitôt connu de Palgolak lui-même, raison pour laquelle les adeptes se voyaient sommés de lire voracement par la doctrine. Mais ils ne se consacraient que de façon secondaire à la gloire de leur dieu, accordant leur primeur à celle du savoir – raison pour laquelle ils avaient juré de laisser entrer tous ceux qui le désiraient dans leur bibliothèque.

Comme cela a été souvent dit ou écrit, le véritable personnage central de « Perdido Street Station », bien davantage que ses habitants, pourtant formidables, atroces, ordinaires ou hors normes, politiciens corrompus, industriels et banquiers invisibles, chercheurs aux abois, dockers exploités, journalistes désabusés, résistants opiniâtres, religieux millénaristes, artistes spartiates, truands féroces, criminels recréés ou encore miliciens blindés,  est la ville de Nouvelle-Crobuzon elle-même. Oubliant volontairement le cuivre steampunk trop rutilant et la fantasmagorie des pseudo-sciences qui l’accompagnent le plus souvent avec charme, cette transfiguration d’une Londres échappée de chez Dickens, où un talon de fer qu’aurait à peine osé imaginer Jack London défend au quotidien l’avidité des puissants, rampe sous la pollution, les empoisonnements, la misère, la peur, l’exploitation, et fourmille pourtant d’inventivité, de beauté tragique, d’espoir éphémère, de rire fourbu et de curiosité insatiable, de vie donc, quelles que soient les circonstances si adverses.

Isaac aimait discuter avec Lemuel, même si celui-ci le mettait quelque peu mal à l’aise. Pigeon était un profiteur, un mouchard, un fourgue… la quintessence même du second couteau. Il s’était façonné une petite chasse gardée lucrative par son zèle à jouer les intermédiaires. Paquets, informations, propositions, messages, exilés, marchandises : tout ce que deux personnes voulaient échanger sans se rencontrer face à face transitait par Lemuel. Il se révélait inestimable pour ceux qui, comme Isaac, voulaient draguer les eaux de la pègre sans se mouiller ni se salir les mains. De la même façon, les gens du milieu pouvaient s’assurer ses services pour tremper dans une Nouvelle-Crobuzon plus ou moins légale, sans échouer, impuissants, aux portes de la milice. Toutes les activités de Lemuel ne relevaient pas de ces deux univers, loin s’en faut ; certaines étaient tout à fait légales ou tout à fait illégales. Simplement, franchir les frontières représentait sa spécialité.

Là où Jeff VanderMeer construisait son extraordinaire « Cité des Saints et des Fous » par couches entremêlées d’anecdotes et de récits égrenés au long d’une riche trame historique, China Miéville concentre la sienne autour d’une aventure unique (à ce stade, car il y a eu des « suites »), aventure monstrueusement ramifiée, certes, mais respectant néanmoins les codes narratifs canoniques, qu’il dynamite pourtant par la très rare précision anatomique de son écriture d’une part, et par son utilisation métallurgiste des tropes consacrées au sein de plusieurs genres ou sous-genres, leur conférant une unité éblouissante (le site TV Tropes, avec une jolie mécanique « anti-spoilers » en recense une très grande partie, ici). Il est particulièrement impressionnant de réaliser la manière dont un auteur de 28 ans à l’époque intègre des sources déjà vénérables, que ce soient les « Amants étrangers » (1961) de Philip José Farmer, la « Machine à différences » (1990) de William Gibson et Bruce Sterling, le « Gormenghast » (1946-1959) de Mervyn Peake, déjà indiqué, le « Seigneur des Airs » (1971) de Michael Moorcock, ou encore le « Celui qui chuchotait dans les ténèbres » (1931) de H.P. Lovecraft, pour n’en citer que quelques-unes parmi les plus apparentes, pour en extraire une matière neuve, homogène sous ses myriades de fourmillements centrifuges, gothique et baroque dans son effrayante splendeur gluante, et ne cédant à aucun moment un seul pouce de terrain de grâce narrative et aventureuse au seul plaisir référentiel.


De l’autre côté de la ville, à travers les venelles louches de Réverboue et les taudis de Malverse, dans l’enchevêtrement de canaux bouchés par la terre, à Crassecoude et dans les lotissements en déshérence de Chahuttes, dans certaines tours du Bec de Poix et la forêt de béton hostile du Palus-au-Chien, le mot avait circulé : Quelqu’un est prêt à acheter tout ce qui vole.
Lemuel, à l’instar d’un dieu, avait insufflé la vie à ce message et lui avait donné des ailes. Les voyous à la petite semaine l’avaient entendu de la bouche de revendeurs de drogue ; les marchands des quatre-saisons l’avaient transmis à des messieurs fanés ; des médecins au casier douteux le tenaient de videurs à mi-temps.
La demande d’Isaac avait balayé les masures et les cités-dortoirs. Elle avait parcouru l’architecture alternative que produisaient ces fosses d’aisance humaine.
Là où les maisons en cours de putréfaction surplombaient les cours, des passerelles en bois semblaient naître spontanément pour les relier entre elles, les connecter aux rues et aux ruelles où des bêtes de somme épuisées hissaient et descendaient des marchandises de troisième ordre : autant de ponts saillant comme des esquilles de membres au-dessus du cloaque des tranchées. Le message d’Isaac avait progressé dans la brisée des chats sauvages tout au long de cet horizon chaotique.
De petites expéditions d’aventuriers urbains avaient pris le train vers le sud par la Lavabo pour s’aventurer dans le Bois de Rude. Ils avaient longé les voies désertées aussi longtemps que possible, passant de bardeau en bardeau, dépassant la gare vide, dépourvue de nom, des confins de la forêt. Les quais avaient cédé la place à une verte luxuriance. Les rails étaient couverts de pissenlits, de digitales et de roses sauvages qui avaient percé, pugnaces, à travers la grave ferroviaire et qui, çà et là, pliaient le métal. Le merisier, le banian et la yeuse s’avançaient sur ces envahisseurs nerveux jusqu’à les encercler, les prendre dans leur piège sébacé.
Ils y étaient allés avec des sacs, des catapultes, de gros filets. Ils traînaient leurs gauches carcasses citadines à travers un fouillis de racines et d’ombres épaisses, vociférant, trébuchant et cassant des branches. Ils tentaient de repérer ce chant d’oiseau qui, résonnant de tous côtés, les désorientait. Ils effectuaient des analogies fallacieuses, inutiles, entre la ville et cette zone étrangère : « Si on peut s’y retrouver au Palus-au-Chien », avait péroré sottement et faussement l’un d’eux, « on peut trouver son chemin n’importe où ». Ils tournaient en rond, cherchant sans succès la tour de la milice perchée sur La Colline Vaudoise, invisible derrière les arbres.  Certains n’en revinrent pas.
La plupart réapparurent piqués, lacérés et furieux, les mains vides, grattant de la bardane. Ils auraient aussi bien pu pourchasser des spectres.
Certaines fois, ils avaient triomphé, et un tissu rêche était venu emmailloter quelque rossignol ou passereau du Bois de Rude, suscitant un chœur de vivats risible par son volume. Des frelons avaient enfoui leur harpon dans leurs bourreaux tandis qu’on les flanquait dans des jarres et des pots. Avec un peu de chance, leurs ravisseurs avaient pensé à percer des trous d’aération dans les couvercles.
Maints oiseaux et insectes avaient trépassé. Certains avaient survécu, pour être emmenés dans la cité sombre qui s’étendaient juste derrière la futaie.

« Perdido Street Station » peut aussi, fort jouissivement et comme c’est le cas de certains morceaux de bravoure au sein du « Féérie pour les ténèbres » de Jérôme Noirez ou du « Gagner la guerre » de Jean-Philippe Jaworski, se lire comme une partie de jeu de rôle de très haute volée. Lectrices et lecteurs initiés reconnaîtront à certains moments cruciaux les caractéristiques d’un « parti d’aventuriers » aux motivations divergentes et aux profils complémentaires, réunis le temps d’une quête à hauts enjeux et hauts risques, pour le meilleur et pour le pire.

Comme noté par plusieurs commentateurs avisés, l’univers dessiné ici par China Miéville n’est pas de tout repos, et même si les probabilités et les hasards laissent entrevoir par moments que des possibilités de « fins heureuses » ont pu y exister, la chape de plomb performatif qu’il a soigneusement établie par ses fumées d’usines et ses aérostats de répression ne laisse, fort logiquement, que très peu d’issues agréables aux héros malgré eux et aux coupables en mal de rédemption. Le cynisme et l’avidité, même blessés ou amoindris, restent maîtres du terrain, et c’est ainsi que peut se développer ce miracle qu’est une dark fantasy à dimension authentiquement politique, au sein de laquelle seule la poésie cruelle de la Fileuse semble pouvoir rester immémoriale, même si elle est secrète à plus d’un titre.

Indéniablement, et peut-être encore davantage à la relecture treize ans après (en français cette fois, permettant d’apprécier la délectable traduction de Nathalie Mège, qui a su se sortir avec brio du piège circulaire des noms propres à évocations multiples, notamment), « Perdido Street Station » est l’un des vrais chefs d’œuvre contemporains de l’imaginaire et de la littérature.

Dans l’immense cocon crissant, des processus extraordinaires avaient débuté.
La chair gainée de la chenille avait entrepris de se déliter. Pattes, yeux, piquants et segments de corps perdaient leur intégrité. Le corps tubulaire devenait fluide.
La chose faisait appel à l’énergie tirée de la colombine pour alimenter sa transformation. Elle s’auto-organisait. Sa forme en cours de mutation bouillonnait et enflait au sein d’étranges crevasses dimensionnelles, suivant, puis rebroussant chemin par-dessus le rebord du monde telle une bourbe huileuse. Elle se repliait sur elle-même, façonnant son propre aspect dans la glèbe protéiforme de sa matière de base.
Elle était instable.
Elle avait été vivante, et puis il y eut une période entre deux formes où elle ne fut ni vive ni morte, mais saturée d’énergie.
Après quoi, elle fut en vie de nouveau. Mais différente.
Des spirales de soupe biochimiques se sculptèrent soudain. Des nerfs qui s’étaient déroulés et dissous se lovèrent de nouveau en autant d’écheveaux de tissu sensoriel. Les traits fondirent et se reconstituèrent, formant des constellations étranges, nouvelles.
La chose se plia en deux, saisie d’une angoisse naissante et d’une faim rudimentaire, mais croissante.
Du dehors, rien n’était visible. Ce violent processus de destruction et de création était un drame métaphysique qui ne se jouait pour personne. Il se dissimulait derrière un rideau opaque de soie fragile, cosse qui cachait ce changement en une pudeur brute, instinctive.
Après la lenteur et le chaos de cet effondrement formel, il y eut un bref instant où la chose qui se trouvait dans le cocon fut figée dans un état liminal. Et puis, en réponse à d’impensables marées de chair, elle se mit à se reconstruire. De plus en plus vite.

Ce qu’en dit Mr. C dans feu le Cafard Cosmique est ici, les chroniques enthousiastes de Pascal Thomas et, plus nuancée mais néanmoins très positive, de Nébal sont sur noosfere, .

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