Lettres et autres textes / Le dernier livre de Deleuze
Le dernier opus de Deleuze mis en forme par David Lapoujade montre pour le moins que « la création des concepts » n’est pas à confondre avec la pensée de la nouveauté, l'opinion du mégalomane qui ne pense que pour penser contre, dans une critique qui se veut en perpétuelle avant-garde, en constante innovation de soi. Ce sont là des illusions si égoïstes qu’elles forment une injure à la pensée. Par Jean-Clet Martin.
Il y a une scène Deleuzienne qui n’est pas, me semble-t-il, exclusive mais se pratique par l’inclusion même de ceux dont Deleuze veut se distinguer. La philosophie connaît certes des ruptures emblématiques. Mais elles sont rares et ne portent pas nécessairement le nom du processus que Deleuze nomme « une libre et sauvage création de concepts ». Descartes, Kant marquent sans doute des discontinuités dans le cours de la pensée. Mais interviennent chez Deleuze de singulières pensées mineures comme c’est le cas de Simondon, Ruyer, Souriau… On dirait que les grands tableaux de la philosophie ne sont là que pour être contournés. Comme si leur rupture demandait à être prolongée, retournée parfois sur elle-même, peut-être contre elle-même. C'est par exemple Spinoza vis à vis de Descartes quand celui-ci lui consacre un petit livre. C'est Fichte, Schelling face à Kant qu'ils prolongent en le retournant comme une crêpe. C'est Hegel qui accomplit le grand cercle mais qui, rattrapant la crêpe de l’idéalisme, est aussi en écart, écart peut-être plus puissant que l'inauguration du maître de Koenigsberg. Si Hegel, comme nous savons, est ennemi de Deleuze lorsqu’il est question de parler de Nietzsche, il entre néanmoins sur la scène du théâtre Deleuzien par un autre bout, comme le nom de celui qui « ne pense pas abstrait », qui réinterroge ce que le concret veut dire (QPh ? p. 116, 138). On ne peut pas inventer de telles références. Et puis, à côté de ces grands noms, il y a les philosophes qui intègrent, qui recollent les bouts, recréant de la continuité, ce sont les grands historiens de la philosophie, des passeurs, ou bien mieux, ceux qui influencent (Wolff, Cousin, Gueroult...). Dans cet ensemble qui vient de sortir aux Editions de Minuit comme ultime témoignage posthume de Deleuze sur ce qu’est la philosophie, il y a bien d’autres noms comme ceux de Bréhier, Lavelle, Le Senne ou Alquier. Ceux encore de lecteurs de la philosophie qui font la philosophie bien mieux que les journalistes pour en rendre compte. Des lecteurs comme Joseph Emmanuel Voeffray, André Bernold... auxquels Deleuze envoie des lettres poignantes. Tous ces noms entrent dans le procès d'une importance comparable. Ils sont nécessaires, chacun à sa place et au moment venu. S'invitent là dedans des singularités, des électrons libres, comme autant de penseurs privés pour rivaliser avec Nietzsche ou Artaud, proches parfois de la littérature, de l'écriture inspirée, mystique. Et il se pourrait que ce soient des indésirables, des marginaux qui ne trouveraient pas « les chances d’un poste dans une faculté » pour la raison d’avoir, dit Deleuze, choisi de « travailler sur moi ». Alors, comment situer les noms mineurs dont on évoque aujourd'hui la présence ?
Le dernier opus de Deleuze mis en forme par David Lapoujade montre pour le moins que « la création des concepts » n’est pas à confondre avec la pensée de la nouveauté, l'opinion du mégalomane qui ne pense que pour penser contre, dans une critique qui se veut en perpétuelle avant-garde, en constante innovation de soi. Ce sont là des illusions si égoïstes qu’elles forment une injure à la pensée. On dirait alors que la philosophie doit elle aussi pousser des cris, ici par lettres, assumer la négativité dont Deleuze ne parle pas de façon frontale. Ce qui est drôle pour moi, lecteur de Deleuze invoqué dans ce recueil, c'est que les deleuziens purs jus durcissent la tonalité, dualisent quoi qu'ils en aient... Du genre : "Deleuze, c'est Nietzsche contre Hegel", ou encore : "Deleuze, c'est Spinoza contre Descartes". Mais en réalité, Deleuze place les philosophes sur des lignes qui se prolongent et parfois s'infléchissent comme si la pensée "intense" de l'un avait besoin de l' "extension" soudaine de l'autre. Par exemple Descartes survient dans la partition de "Qu'est-ce que la philosophie?". Et quand il prend un exemple de création, Deleuze parle de Descartes en lutte avec des présupposés d’école, des présupposés qu’il faut un personnage pour venir en ronger l’élément, celui de l'idiot comme personnage conceptuel cartésien. De même pour Hegel qui survient soudainement au détour d'une page du même livre pour faire tomber les "moments" et les "figures" sur deux chaines volcaniques qui s'évitent, qui ne se dialectisent plus (QPh ? p. 16). Donc, il y a bien des cris en philosophie, et l'histoire de la philosophie, c'est sans doute aussi un plan saturé par les cris morts du concept, tracer un cri mort comme un personnage de Dickens qui expire. On le voit bien déjà dans la préface à l’édition américaine de Francis Bacon : la peinture donne lieu à une histoire dont les cris ne passent pas du tout par le dualisme, par l’exclusion des créateurs, et c'est vrai encore de Cinéma 1 et 2, deux ouvrages qui ne sont pas des fronts mais constituent une espèce d'histoire naturelle, faite de tiges qui circulent de "l'image mouvement" à "l'image temps" au lieu de se constituer par un choix d'opposés. Ce qui importe finalement dans la création Deleuzienne n’est pas de faire un sort à Platon, Descartes ou Hegel, mais de les intégrer dans un plan d’immanence qui se construit avec eux et sans doute encore par "volte face", étrange circonvolution qu'on sent partout dans les lettres. Plusieurs d'entre-elles montrent la "volte face" de Deleuze autant sinon plus que son portrait.
Comment alors Deleuze procède-t-il pour ouvrir la construction de ce qu'il nomme philosophie ? Ne lui faut-il pas extraire, de chaque auteur abordé, l'observateur partiel qu'il incarne, le démon qui traverse le plan philosophique comme une fonction témoin, voire une forme de contestation de ce qu’on tenait pour vrai ? En témoignerait exemplairement la lettre de Deleuze à Joseph Emmanuel Voeffray : « Chaque fois que j’ai écrit pour mon compte, j’avais finalement une idée simple qui était qu’on n’avait pas compris quelque chose d’essentiel à ce sujet : par exemple dans mon Proust, l’idée simple, c’était que la mémoire n’avait pas d’importance ; pour Masoch, que ça n’avait rien à voir avec le sadisme (…). Et de même pour mes livres qui ne portaient pas sur autrui : je croyais tantôt qu’on n’avait pas compris ce qu’était un problème, tantôt surtout qu’on n’avait pas compris en quel sens une multiplicité était un substantif(…) ». L’espace de la philosophie que Deleuze intensifie par la position des concepts, la volte face qui appartient à chaque création, cela tient comme il dit à « ces idées simples et négatives dont je partais », signifiant précisément la force de contestation d’un auteur intéressant, sa force de résistance mal comprise par des lecteurs abusés, trompés sous les approches en usage. Et ce qui vaut des auteurs dont Deleuze a traités, cela vaut évidemment de Deleuze lui-même dont il n’est pas certain qu’il ait été compris ou entendu par les plus obstinés. Il y a des manières d’étouffer qui ne tiennent pas seulement aux ennemis, mais encore aux amis qui veillent, le moment venu, à installer l’orthodoxie d’une pensée : « des gens reprennent ça en dépit du bon sens et de manière à en dégoûter Félix et moi. J’ai parfois le sentiment d’être grillé par des parasites idiots ». C’est pour contrer peut-être la bêtise des plus zélés qu’il arrivait sans doute à Deleuze de réclamer un peu d’air pour ne pas étouffer et survivre dans la tourmente.
J.Cl. Martin