Redécouvrir Frank Zappa, father of invention

Ce centième album de Frank Zappa aurait du être le déclencheur de quelques cérémonies. Mais comme rien ne s'est passé, retour sur un génie à l'écart.

Et un centième album pour Frank Zappa qui sort en 2015, après avoir été produit et édité en 1993. Si on veut bien suivre la carrière du moustachu qui va donc de Freak Out en 1966 à ce Dance Me This en 2015, on doit savoir qu'une seule chose règne entre les deux - sa fameuse continuité conceptuelle. Et là, on trouve au coude à coude: Eric Dolphy et Edgar Varèse, le doo-wop et le free jazz, le rock et la samba, les Beatles et Boulez, la musique de chambre avec les musique de club , voir la politique et l'humour. Tout cela servi par une force de travail hors du commun et une volonté sans faille de composer, jouer et vivre de sa musique.


Le parcours de l'arrangeur des Animals est aussi celui du compositeur de musique de films porno qui se fait arrêter par la police dans sa banlieue paumée de Los Angeles pour outrage et balance un brûlot contestataire qui cloue tout le monde au mur avec un discours ironique et une implacable lucidité qui l'ont presque fait devenir ministre de la Culture de Vaclav Havel, en remerciement d'avoir composé We're Only in it for the Money, sa parodie du Sergent Pepper's ; l'album qui a le plus fait pour maintenir le moral des dissidents de l'Est au fil des années 60. Mais les USA ont fait en sorte que cela n'arrive jamais, affirmant à Havel que, si Zappa était ministre chez lui, toute relation diplomatique et commerciale cesserait derechef…

Et, vingt deux ans après sa disparition, il est encore capable de surprendre son monde avec cet album composé au Synclavier, un instrument électronique qui enlève toute erreur d'interprétation humaine, et permet tous les mélanges sonores à condition de les écrire correctement… justement le point fort de Zappa qui va s'offrir un album où se croisent pèle-mêle des chants diphoniques de Tuva, comme un genre de concerto à la Pierre Henry, totalement désincarné de musique concrète, ce qui ne l'empêche pas de s'offrir à vous haut en couleurs.  

     
On va donc se balader au sein d'une galaxie sonore qui emprunte ses contours aux sirènes chères à Varèse, à des castagnettes, des percussion toutes mouillées ( tant elles ont plu), des tonalités pitchées au plafond, et des virgules électro-acoustiques qui viennent faire un son que le plus novateur des albums ambiant d'aujourd'hui ne renierait pas . Tout cela, avec quelques passages de guitare, des piano pointus et le renfort des chanteurs de Tuva : Anatolii Kuular, Kaigl-Ool Khovalyg et Kongar-Ool Ondar. Le maître-morceau est la déclinaison de "Wolf Harbor" qui utilise tous les composants précités et vient ensuite, avec "Piano", faire du gringue à la musique contemporaine ( le marteau et son maître revisité à la Boulez ?).

Loin de toute humeur rock ou jazz fusion des années précédentes, l'album déroute et enchante à la fois. Les amateurs de Jazz from Hell s'y retrouveront, ceux du Grand Wazoo aussi. A l'inverse, les zélateurs d'Apostrophe ou Bongo Fury n'y retrouveront pas leurs petits.
Cela dit, le tour de force qui consiste à faire tenir ensemble autant d'éléments épars et de leur donner cohérence et construction, c'est la patte de Zappa qui encore une fois nous épate. Ce n'est pas la meilleure introduction à l'œuvre, mais essayez de vous accrochez quand même. Même si vous ne comprenez pas d'entrée pourquoi, vous finirez par apprécier. Le génie ça se mérite…


Frank Zappa / Dance me This ( zappa records)

Dans le même ordre d'idées farfelues, la récente sortie du DVD Roxy, the Movie est une aubaine pour les anglophones. Les autres découvriront un groupe effarant de précision et un leader avec un sens de la répartie inégalé.

Frank Zappa & the Mothers Roxy, the Movie ( DVD + CD) (Eagle Rock/Universal)

Jean-Pierre Simard