La liberté par dessus les toits, W. Eugene Smith le proprio jazz
Imaginez un loft perché au sommet d'un immeuble hausmannien où, à la nuit tombée, les plus grands jazzmen viennent bœuffer jusqu'à l'ouverture des Grands Magasins, le lendemain matin… Paris ? Non, New-York 1959, Sixième Avenue. Le grenier des Aristocats a vraiment existé. Et coïncidence heureuse, son syndic fou de jazz était l'un des grands photographes américains : W. Eugene Smith, qui travaillait pour "Life", et s'est installé à demeure pour faire 40.000 clichés au fil des années. Son Jazz Loft" est un document exceptionnel.
Pensiez-vous pouvoir, un jour, écouter Thelonious Monk improviser au piano, pendant que Salvador Dali dessine un chef d'œuvre sur un napperon à cocktail, en discutant du sens de la vie devant un whisky sans glace ? Comme ça, à froid, certainement pas… Mais par la magie d'un documentaire tourné par Eugene Smith, ça devrait être possible. Et d'ici pas tard, avec l'arrivée annoncée de The Jazz Loft According to W. Eugene Smith.
Impossible à l'heure actuelle d'imaginer cela, comme ce fut le cas dans les années 80 pour l'appartement parisien de Bob, au dessus du défunt Marks & Spencer du boulevard Hausmann. Mais rien n'empêche qu'entre 1957 et 1965, dans le quartier alors désuet de la Sixième Avenue, le gratin des musiciens de jazz new-yorkais s'en soit servi de plaque tournante pour répéter, faire le bœuf et préparer des concerts. Et plus exactement au 821 Sixth Avenue, lieu, nom et sujet de ce documentaire ; dans l'espace que s'était approprié le compositeur Hall Overton dans le district de Chelsea Flower. Ce même quartier, tout bruissant d'activité commerciale le jour, ne possédait aucun cachet résidentiel. Ce qui permettait aux occupants des lieux de faire du bruit en toute tranquillité, le voisinage n'étant partagé que par les colis, les rats et les cafards… sans jamais craindre l'arrivée impromptue de la police pour tapage nocturne.
Mais surtout, The Jazz Loft est l'histoire du parcours dans ces lieux de W. Eugene Smith, syndic de l'immeuble aussi fantasque que fantastique, et journaliste de Life Magazine qui allait abandonner femme et enfants en banlieue pour se consacrer essentiellement au loft des années durant ; quitte à mettre sa carrière entre parenthèses. Etant le voisin immédiat d'Overton, il avait toute autorité pour vaquer où bon lui semblait au fil des ans. Ce qu'il fit, en prenant des photos du moindre passage dans l'immeuble et en enregistrant conversations et répétitions de manière compulsive. Il alla même jusqu'à câbler les murs du loft d'Overton pour avoir de bon enregistrements des jazzmen à l'œuvre, capturant ainsi échanges entre Monk et Overton et préparation du fameux concert de Monk en big band à Carnegie Hall. Du matériel qu'on retrouve dans le documentaire entremêlé d'interviews de participants d'alors.
Et, petit à petit, devant le panorama de l'underground new-yorkais d'alors, Eugene Smith perdit goût à ses autres commandes, se concentrant uniquement à son grand œuvre - avec 40 000 clichés- qui met en relief la vie souterraine de la Grosse Pomme, son caractère qu'on retrouve dans tous les récits beatniks de Ginsberg ou de Hubert Selby Jr. Servi par le sens du cadrage et de la lumière du photographe, ce documentaire est non seulement un témoignage sur la vie magique qui a attiré les artistes là-bas comme des lucioles dans la nuit créative du lieu ; mais surtout un témoignage sur ce qu'il est indispensable d'envisager aujourd'hui comme une possibilité urbaine créative, voir se créer des lieux d'échange artistique de cette ampleur, dans l'actuelle New-York de 2015, et pourquoi pas Paris.