Mette Ingvartsen : La danse des sept plaisirs à inventer

La documentation, l’écriture et la performance, et tout ce qui touche à la kinesthésie, la perception, l’affect et la sensation, constituent les champs d’intervention de la chorégraphe danoise Mette Ingvartsen. Ses intérêts se sont récemment tournés vers une conception plus large de l’art chorégraphique. Elle travaille sur Everybodys, projet collaboratif mettant en œuvre des stratégies d’”open source” dont l’objet est de produire des jeux et des outils adaptés aux artistes dans le cadre de leur travail. Mette Ingvartsen a commencé en 2014 un nouveau cycle intitulé The Red Pieces : la première œuvre de cette série, 69 positions, interroge les frontières entre espace public et privé, en plaçant un corps nu au beau milieu du public d’un spectacle. Dans la seconde pièce, 7 Pleasures, un groupe de 12 performeurs questionnent les notions de nudité, de corps politisé et de sexualité.

"Je travaille sur sept plaisirs, sept stratégies ou manières de les aborder. Même si c'est inscrit dans le titre, je ne veux pas forcément que les spectateurs perçoivent sept catégories clairement définies. L'idée centrale qui se dégage serait celle d'une sorte de continuum entre les objets, les corps, l'environnement – l'humain et le non-­humain. Et je pense que ce continuum est plus à même d'amener une rencontre étrange avec des représentations du désir auxquelles on ne s'attend pas forcément. Les parties traitant plus explicitement des questions politiques formeraient un deuxième bloc, comprenant à son tour différentes sections. Ces sections sont plus orientées vers les représentations du pouvoir ; par exemple en juxtaposant des images attachées aux questions politiques– comme la manifestation – et des images attachées explicitement à la sexualité – comme des pratiques sexuelles en lien avec des formes de plaisir contractuelles.

Habituellement, ces zones sociales sont assez distinctes, elles ne communiquent que très peu. L'idée est de les connecter – au point qu'elle ne deviennent plus qu'une seule image, de manière à induire une sexualisation à l'intérieur de toutes les formes possibles de représentation.

Dans 7 Pleasures, j'ai essayé de poursuivre cette réflexion sur la manière dont le corps se connecte à son environnement. C'est là où j'ai commencé à penser à la sexualité. Dans la société contemporaine, il y a une sorte de “potentiel sexuel”  présent absolument partout. Tout est hyper­sexualisé – en premier lieu la publicité bien entendu, qui fonctionne sur le désir – qui vend le plaisir de la crème glacée plus que la crème glacée elle­-même... Il s'agit là d'un exemple de sexualisation explicite d'un objet, mais cela implique également une sorte de manipulation affective et sensorielle, qui touche directement le système nerveux. Nous vivons dans une société qui tend de plus en plus vers l'immersion sensorielle en profondeur– via tout un tas d'extensions numériques ou virtuelles : la 3D, la réalité virtuelle, les Google glasses.

Mon but n'est pas de rester à un niveau représentatif : je voudrais produire des types de plaisir qui n'existent pas encore, et du coup, qui ne sont pas catalogués, sur lesquels il serait impossible de capitaliser. Pour le dire simplement : créer des espaces de liberté, des espaces où nous ne serions pas soumis aux mécanismes de contrôle. C'est sûrement une pure utopie – un tel espace de liberté n'existe pas – mais le fait de chercher à le produire, de viser un tel espace est indispensable.

La stratégie que j'essaie de développer consiste à utiliser des objets qui font partie de notre système de reconnaissance et de les détourner, de les utiliser dans un sens qui les rendent parfaitement impossible à reconnaître ; l'idée est que ce processus permette au spectateur d'atteindre un sens du plaisir qu'il n'a jamais ressenti auparavant. Ce processus a à voir avec une sorte de rencontre étrange ou inquiétante avec les corps, mais également avec le fait de repotentialiser le corps nu. C'est la recherche – peut­ être pas d'une liberté, ou d'une libération du corps, ce qui sonne très 1960's ­ mais en tous cas d'espaces de liberté éphémères pour les corps, avant qu'ils ne soient “recapturés”...

Une de mes stratégies dans 7 Pleasures consiste à aborder un niveau plus abstrait de représentation – via la question des objets. Mais l'idée est de l'aborder, non pas d'un point de vue personnel, en se demandant comment l'objet me donne du plaisir, mais du point de vue de l'objet : “quel est le plaisir de l'objet” ? Renverser la perspective, défaire la logique, en se demandant par exemple : “que ressent l'objet ?”. Du coup, lorsqu'on délaisse le plaisir individuel, lorsque ce n'est plus nécessairement le point focal, on glisse vers le groupe, en relation avec son environnement. Cette question, “comment produire, transférer du plaisir des corps des interprètes vers le public...” est vraiment intéressante, elle guide le travail."

Extraits de l'entretien donné à Gilles Amalvi / Festival d'Automne à Paris

"7 Pleasures" / Mette Ingvartsen Centre Pompidou Du mercredi 18 au samedi 21 novembre 20h30 14€ et 18€ // Abonnement 14€ Durée estimée : 1h30