Des mille et une façons de quitter la Moldavie

« Des mille et une façons de quitter la Moldavie » : le roman de  Vladimir Lortchenkov est une farce cruelle et résolument hilarante de l’émigration à tout prix hors de l’enfer moldave. La Moldavie, pays le plus pauvre de l'Europe. Vous connaissez ? C'est quelque part entre la Roumanie et l'Ukraine.

Écrit en 2006, publié en 2008 en russe, traduit en français en avril 2014 par Raphaëlle Pache pour Mirobole, ce roman du Moldave Vladimir Lortchenkov, journaliste et écrivain, très récemment émigré au Canada, conjugue à merveille la tradition de la farce énorme, chère à de nombreux auteurs de langues slaves depuis le XIXème siècle, brillamment théorisée par Mikhaïl Bakhtine dans les années 1960, avec un retentissement universel, rénovée depuis une vingtaine d’années dans le creuset post-soviétique, et celle d’une satire sociale et politique qui n’en est que plus vigoureuse et cruelle, d’être drapée dans une si formidable épaisseur d’humour noir et déjanté.

Dans la Moldavie des années 2000, qui sombre, depuis son indépendance vis-à-vis de la Russie soviétique (1991), dans une noire spirale de pauvreté, de corruption et d’insécurité, échouée aux portes de l’Europe, de manière d’autant plus marquante depuis que le voisin (et « père spirituel » à plus d’un titre, surtout en réaction à l’assimilation russe) roumain a rejoint l’Union Européenne (2007), les habitants du petit village de Larga ne rêvent que d’émigration, leur terre promise proclamée étant une Italie de tous les fantasmes.

– Je m’en fiche de toute façon, lâcha-t-il sous le regard critique du vieux Tudor. J’en ai rien à faire de rien, ni du travail ni de la biture que j’ai prise hier. Je me moque de tout ce qui se trouve ici. Je vais aller en Italie, un point, c’est tout. Alors, tout peut partir en sucette et ma ferme se casser la figure, ça me fait une belle jambe !
Le vieux continuait à regarder Séraphim de son air réprobateur, tandis que celui-ci se baignait le visage et le corps avec l’eau qu’il avait mise à geler pendant la nuit, comme le lui avait appris son père. Saisi par le froid, il se remémora les paroles de son géniteur : « Tu tires de l’eau du puits, tu en laisses un seau dans la cour et, pendant la nuit, le froid tue les microbes. Les autres saletés qu’elle contient se retrouvent coincées dans la glace. Au final, tout ce qui n’a ni gelé ni coulé au fond du seau, c’est de l’eau vive. Lave-toi avec, rince-toi les dents, et tu resteras gaillard jusqu’à cent ans. Si tu la bois, ton cœur se couvrira de fleurs ; si tu t’y trempes, ton corps rajeunira et se redressera comme un jeune peuplier plein de vigueur. »
Séraphim s’ébroua et cracha en repensant à l’image qu’offrait son père à l’âge de quarante ans, avec ses dents cariées, son dos voûté et sa sempiternelle cigarette coincée entre les lèvres, garnie de cette saleté de tabac moldave qui empestait. Bon, d’accord, papa avait toujours dit que ce qui l’avait tué, c’était le travail harassant de la terre. « Ne te donne jamais complètement à elle. Réfléchis plutôt à la façon de tirer d’ici. »
Séraphim avait donc agi en conséquence, se mettant à rêver de l’Italie, ce pays où les rues sont toujours propres, les gens accueillants et souriants et où, sans trop se fatiguer, on gagne en un mois ce que ne rapporteraient jamais trois années de dur labeur sur la terre moldave. En Italie, la terre exhale l’odeur des herbes aromatiques avec lesquelles on assaisonne les pâtes ; la mer diffuse en bouche un léger goût de sel, elle est chaude et excitante comme la sueur d’une femme sur laquelle on est allongé ; la…
– Ta ferme peut bien se casser la figure ? C’est ça que tu viens de de dire ? siffla le vieux Tudor d’un ton sévère. Eh ben, visiblement elle t’a entendu, ta ferme. Elle doit comprendre le langage des humains !

 

Pour atteindre cette Italie rêvée – et peut-être purement intérieure, de fait -, qui refuse tous les visas aux Moldaves, et même à leur président Voronine, dont on subodore que lui aussi saisirait la moindre occasion de voyage officiel pour y disparaître dans la nature et trouver une sinécure clandestine en tant que laveur de carreaux ou aide-cuisinier, tous les moyens sont bons, et les habitants de Larga, sous l’impulsion du rêveur Séraphim, du mécanicien Vassili, de l’entreprenant Nikita Tkac et même du pope corrompu Païssii, ne manquent aucunement d’une imagination débordante, grotesque, fantastique et tragique à la fois : après s’être fait collectivement arnaquer par de très professionnels trafiquants d’êtres humains, ils auront ainsi recours, en une succession de tentatives acharnées (dont la cohérence et le subtil agencement au long cours se révèlent peu à peu, sous leur apparence d’enchaînement d’anecdotes), à la transformation d’un tracteur en aéronef ou en sous-marin, au sacrifice de divers organes convoités (à vil prix) par d’autres filières mafieuses, aux études anthropologico-littéraires, à la levée de deux croisades religieuses, à l’élaboration d’un gigantesque camp de réfugiés, voire à la création d’un parc à pélicans, pour finir par user de la plus radicale et de la plus fantasmagorique possibilité offerte par l’obstination et l’ingéniosité humaines.

Bien entendu, si le douanier avait dit aux deux amis qu’ils étaient ses premiers prisonniers moldaves, c’était juste pour le plaisir de faire un bon mot. La prison – un édifice solide à un étage, doté d’épais grillages aux fenêtres, d’un système d’alarme et entouré de fil de fer barbelé – abritait déjà quelques cent personnes. Près de la moitié d’entre elles étaient les Tziganes d’une caravane qui effectuait depuis cinq cents ans des allers et retours entre Soroca, Odessa et Nikolaïevo. Même le pouvoir soviétique avait fini par s’en accommoder. Mais, ayant accumulé suffisamment d’argent pour sa prison, le douanier Diordita avait arrêté les Tziganes au cours d’une énième migration et, pour employer l’une de ses expressions, les avait installés dans un endroit où l’on n’était jamais incommodé par le soleil.
– Vous allez rembourser la Moldavie pour avoir traversé la frontière de son État sans papiers et sans vous être acquittés des taxes en vigueur, leur avait annoncé le douanier en faisant tinter ses clefs. Dès que ce sera le cas, je vous laisserai sortir. Parce que vous, les Roms…
Bien entendu, les Tziganes ne remboursèrent rien du tout car le travail en tant que tel allaità l’encontre de leur mode de vie multiséculaire. En principe, vivre en prison sur les deniers de l’État leur aurait convenu, sauf qu’il y avait un « mais » : les deniers en question n’existaient pas. On ne nourrissait pas les détenus dans cet établissement.
– Comment on va survivre, mon bon monsieur ? demanda le chef de la caravane à Mihai. A quoi vont te servir des Tziganes morts ? Tu crois qu’ils te paieront une caution ?
– Les Tziganes vivants paieront rien non plus, répliqua le douanier. Alors débrouillez-vous.
Du coup, les Tziganes se montrèrent débrouillards et creusèrent un lac dans la cour de la prison, où des colonies de pélicans firent bientôt halte pendant leur migration. les détenus attrapèrent des oiseaux, les salèrent, les fumèrent et ils eurent ainsi de quoi manger pour une année.

« Chat noir, chat blanc » - Emir Kusturica

Sous ce merveilleux et cinglant usage du grotesque orchestré, Vladimir Lortchenkov offre une terrible fable, nourrie de magnifiques composantes légendaires comme de clichés ethniques et culturels brillamment recyclés, à l’humour très noir, fable de la déliquescence politique contemporaine, de la destruction mutuelle assurée conduite par l’économie contre les peuples, du cynisme international qui prévaut dans tant de situations, et du désespoir presque absolu – dont cet humour est bien l’ultime refuge – qui saisit progressivement des populations toujours davantage livrées aux tourbillons de ce qu’il est souvent convenu, en une terrifiante ironie involontaire, d’appeler « mondialisation ». De dirigeants politiques corrompus en organisations internationales inefficaces, de gouvernements cyniques en nantis profiteurs, de résurgences nationalistes pas du tout innocentes en objectifs religieux parfois très matériels et en privatisations idéologiques à tout crin, une bonne partie des institutions concernées en prend au passage lourdement pour son grade.

Une lecture très drôle et très salutaire, au cours de laquelle les dents grinceront cruellement entre les nombreux éclats de rire.

Ce qu’en dit Encore du Noir est ici, ce qu’en dit Mythologica est , ce qu’en dit Imaginelf est là-bas.

« Des mille et une façons de quitter la Moldavie » Vladimir Lortchenkov, Éditions Mirobole

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Charybde 2