Cordelia, la guerre (un roman d'avenir)
Paru le 20 août 2015 aux belles éditions de l’Ogre, ce nouveau roman de Marie Cosnay (son dix-huitième texte publié, succédant à l’intense « À notre humanité » de 2012 et à son poignant et subtil « Ces nuits sont à toi, Alexis » de mars dernier, écrit en collaboration avec Myrto Gondicas), devrait être un texte qui fera date. En tout cas, il a cet effet de pierre blanche, de marqueur littéraire profond, sur moi.
Il est toujours audacieux et difficile de s’emparer d’un mythe connu, reconnu et entré au panthéon de l’histoire littéraire : parmi de nombreux échecs, ou même satisfactions mineures, c’est souvent la marque des grands écrivains que de parvenir à insuffler une nouveauté authentique et nécessaire dans la trame concoctée par de grands anciens, surtout aussi affûtés et prestigieux que Shakespeare, dont « Le roi Lear », l’une de ses œuvres les plus sombres dans un théâtre qui n’en manque pourtant pas, avait déjà transformé un vieux récit celtique en une figure extraordinaire de l’avidité, de l’ingratitude, de l’aveuglement et de la folie.
Pour parvenir à ses fins, Marie Cosnay a reconstruit, transposé, irrigué et subtilement politisé, dans un contexte contemporain ou bien proche de l’être, l’histoire du vieux roi britannique et de ses trois filles.
Les nobles du premier cercle du roi y deviennent ainsi de riches hommes d’affaires, authentiques entrepreneurs accrochés à une certaine « éthique » pour certains, tycoons ambigus impliqués dans divers trafics et truchements dans des transactions potentiellement illégales pour d’autres, tous enserrés dans un réseau dense d’allégeances, de services rendus et de dettes que l’on hésite à appeler « d’honneur ». Les querelles dynastiques autour de l’héritage et du partage des richesses n’ont besoin, elles, que d’une très légère évolution pour tenir toute leur place d’amorce dramatique, évoluant sur cette fine ligne de partage des eaux qui sépare l’ambition de l’avidité.
C’est la salle centrale du palais, les fresques sur les murs de la rotonde montrent des hommes mourant dans les bras de vieilles vierges bleues, les hommes tombent de croix, de gibets, tombent, tombent.
J’ai fait un rêve, dit Kent le barbu à l’un des hommes qui trépignent par là, hésitent, n’osent pas s’asseoir, contemplent la table dressée sans savoir si c’est pour eux et l’un d’eux pépie : voici mon fils de la main gauche (rires), Prépa Sup de Co Erasmus à Shanghai, etc.
Le rêve : une fille avait commis un acte épouvantable. Je la livrais aux autorités après bonne combinaison d’un code secret. Je la serrais contre moi. Je voulais qu’elle échappe et qu’elle n’échappe pas (Kent).
Le vieux bonhomme a besoin d’aide : Lear bringuebale. Les ombres sont au garde-à-vous. Le vieux bonhomme et le barbu qui soutient le vieux bonhomme avancent de concert. Il pourrait y avoir de la musique, il n’y en a pas. Un homme en livrée fait tinter une fourchette contre la porcelaine d’une assiette.
Prépa Sup de Co Erasmus à Shanghai, dit Glouc (tout bas) à qui veut entendre. Son fils toussote, derrière. Entre le vieux Lear qui le fixe avec mépris et son père qui radote, le fils, Ed alias Edmond, va prendre une décision. N’importe quelle décision, tant il se sent mal (rien ne passe, ne va passer entre ici et ici – la glotte). La vie est mal fichue. Vingt ans et la vie si mal fichue. La queue d’un dragon. Rien à en tirer sauf un fil de conscience. Il entend comme pour la première fois la plaisanterie du père : de la main gauche. Il tourne les talons. On lui ouvre la porte vers le parc.
Il tournicote dans les jardins, les cyprès taillés en pointe, drôles de jeunes gens jamais consolés, il déplie, plie une lettre, la met dans sa poche, la retrouve, s’inquiète, la lit, replie. Il a une fossette sur la joue gauche. Une des filles passe par là, l’aînée de Lear, 1,80 mètre. Elle salue le garçon. Pas mal. Irrésistible même, perdu ainsi dans les allées semées de cyprès et de rosiers en boutons. Un peu mal fagoté c’est vrai. Mélancolique. Elle hésite un moment (Shanghai etc., pense-t-il qu’elle doit penser et il meurt de honte), elle passe. Ils se sont tous arrangés pour être en retard, les prétendants suivent les filles en sage colonne le long des allées ratissées du jardin de la famille du vieux Lear.
Sur la table Lear a, de l’avant-bras, balayé les couverts. Les ombres et les hommes en livrée ont couru pour empêcher que tout ne dégringole. Sur la table Lear a ouvert une carte vieille comme son arrière-grand-père. Les territoires. Sociétés. Pays et possessions. On les joue aux dés. Pas exactement aux dés : Lear jette un rubis minuscule sur la carte. L’Est, qui veut l’Est. La fille qui veut, accompagnée de son andouille de fiancé, s’agenouille, baise la main fripée (énorme, énorme et qui pourrait écraser encore) de Lear.
En échange, ma fille, dis-moi comme tu m’aimes.
On sait la suite, je vous aime père comme les mots ne peuvent pas dire, je vous aime plus que et plus que.
Mais si cette première grande transfiguration reflète au plus juste la réalité du pouvoir au XXIème siècle par rapport à celle du XVIème ou du XVIIème siècle, c’est dans l’arrière-plan du jeu familial que Marie Cosnay a instillé son plus incisif télescopage, auquel l’actualité de ces dernières années et de ces derniers mois confère un singulier relief. Autour du drame familial des ultra-riches, aux ramifications multiples, le pays et ses voisins sont en plein bouleversement rampant, alors que les populations chaque jour plus nombreuses de réfugiés économiques et politiques, mais aussi de laissés-pour-compte tout ce qu’il y a de plus autochtones, semblent vouloir revendiquer, de fait – et de plus en plus manu militari, la guerre civile pouvant désormais se jouer de la notion de frontière -, la fluidité qui était jusqu’ici l’apanage des capitaux. Des bandes armées apparaissent, qui ont de plus en plus l’air d’armées de libération. Et pourtant, au milieu de ce chaos en gestation exponentielle, tandis que certains ne songent qu’à, mots magiques, « préserver leurs intérêts », d’autres essaient encore, tant bien que mal, de faire leur boulot : une équipe de policiers enquête, de toutes ses forces – peut-être, sur un mystérieux trafic ayant brutalement cristallisé autour d’une Cadillac criblée de balles, incendiée et abandonnée.
Ciel tavelé de morceaux gris, du milieu s’échappe quelque lumière en flaques, aux Trois Fourches, le Grec a dit qu’ils n’ont rien entendu, il a bien fallu que quelqu’un appelle les pompiers, dit Ziad à Durruty. Trois bouffées de Ventoline. Des cônes fauves surmontés de poignées de fumée se dressent sur la route des cimes. Les pompiers se hèlent, ici pas de curieux à écarter, il est 17 heures le 31 mars (Ximun devait venir songe Ziad, puis ne songe plus, gêné par l’odeur). Durruty : Ximun ne trouvera rien, pas la peine qu’il se dérange, à quelle vitesse sur ce sentier de montagne et de contrebande roulaient-ils, ils étaient deux, on a vu les tignasses avant qu’elles ne s’enflamment, demain c’est avril, toujours ce froid, le vent. Désespoir de Durruty, le désespoir de toujours, rien de neuf.
Pour orchestrer son enquête policière digne des meilleurs thrillers, son mouvement de fond socio-politique des populations et son drame privé (pour lequel la connaissance préalable du « Roi Lear » de Shakespeare apporte un bel éclairage, mais n’est en fait nullement indispensable), Marie Cosnay a su inventer une langue à part, toute en ellipses justifiées, laissant longtemps un magnifique travail d’inférence à la lectrice ou au lecteur : les évidences, les implications automatiques, les phrases qui supposent un « cela va sans dire » sont renvoyées le plus souvent à de discrets blancs ou à des points de suspension inaudibles : ici, toutes et tous carburent à cent à l’heure, car pour certains le temps reste de l’argent, et pour d’autres, il ne travaille que trop pour les coupables, tandis que pour les derniers, une simple et finale fatigue de la langue sous le poids du réel finit par s’imposer. Pas le temps donc de se répandre en explications inutiles qui ne seraient en réalité destinées qu’aux seuls lecteurs, s’ils étaient un rien fainéants. Et somptueux clin d’œil, aussi, en écho baroque et nécessaire à la poésie post-shakespearienne et au parler fleuri dissimulant leur froide efficacité dont usent et abusent certaines des proches de Lear, aux phrases décapantes et réduites à leur fonction utilitaire qu’affectionnent des maîtres tels que Jean-Patrick Manchette, Frédéric Fajardie ou DOA.
Sur les parvis des maisons de l’emploi pour tous c’est chaque jour de chaque semaine qu’on tente les immolations. On entre en immolation après qu’on est entré en pauvreté avec élan de poursuivre jusqu’aux enfers la pauvreté. On va vous les enlever les 600 euros pour l’entourloupe d’avoir reçu les allocations chômage alors que vous travailliez, 600 euros que vous n’avez pas déclarés, ce non-variable-là (n’avez pas déclarés) s’appelle fraude aux Assedics et nous poursuivons fraude aux Assedics. En face, petit sourire (paie pas de mine). On se retire de la maison de l’emploi pour tous, s’organise, premier mail, deuxième mail, troisième mail, je prendrai feu ferai feu ferai le feu. Les milices anti-incendiaires sont composées de privés sans emploi qui à la maison de l’emploi pour tous revêtent le costume et tentent de repérer les malheureux qui. On inonde les parvis. Ça miroite un moment, c’est assez beau sous les lumières de mars. C’est un boulot tranquille, en fait.
Baignant par moments dans un climat onirique, voire fantastique, engendrant insidieusement l’irréalité chère aux éditions de l’Ogre, « Cordélia la guerre » mettra néanmoins un point d’honneur, pour la joie de la lectrice ou du lecteur, à tout expliquer le moment venu : aucun de ces détails curieux, créant ici et là une salutaire hésitation, ne restera dans l’ombre, et chacun des fils patiemment tissés au long de ces 340 pages prendra in fine sa place légitime dans le tableau d’ensemble. Associant étroitement, presque magiquement, la force dramatique issue de la stature mythologique du roi Lear, les codes finement travestis du polar noir et du thriller, et une redoutable anticipation politique contemporaine, Marie Cosnay, par la puissance mutagène de son écriture, nous offre ici un très grand roman poétique et politique.
Charybde 2
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