Ake Edwardson : un auteur de polar sur le grill
Tout ce qu'on peut faire avouer (ou presque) dans un interrogatoire à un des meilleurs auteurs de polars. Suédois, naturellement.
Imaginez un Maigret biberonné au rock depuis sa plus tendre enfance et vous arrivez directement sur les terres suédoises du commissaire Erik Winter, le héros d’Edwardson. Rencontre.
Journaliste, professeur de littérature, grand amateur de rock et polardeux traduit en plus de vingt langues, Ake Edwardson est considéré comme le successeur d’Henning Mankell pour la série d’enquêtes de son équipe policière de Göteborg, dirigée par son héros Erik Winter. Rencontre avec un quinqua qui évoque aussi bien Maigret que The Clash.
Jean-Pierre Simard: En quoi Le Ciel se trouve sur Terre référait-il à U2 ?
Ake Edwardson : Du côté de la mélancolie qu’on trouve chez U2 qui est un rappel à mon enfance dans un endroit isolé et désert, qui ramène aux questions existentielles du pourquoi suis-je là et dans quel but… Et puis, j’aime bien les clins d’oeil, alors, une fois, pour un magazine, je me suis fait photographier en noir et blanc, comme U2 sur une piste d’aéroport comme si j’attendais un avion en partance.
J-P S. : Votre rapport à la musique s’arrête là ?
A.E. : Non, pas du tout, si je n’étais pas devenu écrivain, je serais devenu un musicien de rock. Je joue de la guitare depuis mon enfance avec mes amis. Je suis loin d’être très bon, mais bon, avec une Gibson Les Paul, on arrive quand même à faire pas mal de choses. Et j’avoue concevoir les choses un peu comme des soli de guitare.
J-P S.: Quelle est l’importance de Göteborg dans votre écriture ?
A.E. : C’est un champ d’expérience infini. Les choses ont changé du tout au tout en Scandinavie et plus spécialement en Suède ces huit dernières années. La scène du crime s’est déplacée. Les gangs étaient là, mais discrets. Ce n’est plus le cas, ils sont tous sur le même marché : des filles, de la drogue, des armes et du racket et se font une guerre récurrente, comme à L.A. On trouve les Hell’s Angels contre les Banditos et les jeunes contre les établis. Tout cela est lié au problème de l’immigration qui est hors contrôle chez nous. La Suède est très accueillante, mais elle enferme les gens dans des ghettos et cela rend Göteborg très communautariste et vraiment divisée. 90 % de la population immigrée vit entassée dans un même quarter de cités HLM avec des monstrueux problèmes de chômage, tandis que les blancs riches vivent dans le centre ville historique et les beaux quartiers. Cela crée des tensions extrêmement volatiles. Et au milieu de tout cela les gangs circulent… Et puis il y a aussi un mouvement d’extrême droite puissant qui jette de l’huile sur le feu. On assiste à des scènes inconcevables il y a encore dix ans, avec des maisons qui brûlent, des voitures en feu, des postes de police incendiés, et des tirs en pleine rue entres adultes et enfants…
J-P S. : C’est là qu’ont été filmés les épisodes de la série Winter ?
A.E. : Oui, dans ces mêmes quartiers avec l’équipe de télé complète avec voitures et cars régie qui avait leur propre équipe de sécurité sur les parkings. Eh bien, malgré cela, des voitures ont été incendiées, pendant que les équipes de tournage étaient à l’œuvre à quelques pâtés de maison de la scène. Ils ont été obligés, pour pouvoir continuer, d'engager des équipes de sécurité sur place … Je ne pense pas qu’ils aient engagé des motards, mais ils avaient vraiment besoin de gardes pour surveiller les gardes. Un film dans le film !
J-P S. : Quelle a été votre implication dans le tournage ?
A.E. : J’ai réussi à obtenir un droit de veto sur quel acteur devait ou non interpréter Winter, le personnage le plus important de la série ; celui autour duquel tout tourne et qui donne le la dans l’action. Cette fois, j’en ai aussi écrit le script, contrairement à il y a quelques années où les choses s’étaient faites sans moi. Et cette première vision de la série Winter, je la réfute catégoriquement car personne n’en avait rien à foutre de mon avis et que le résultat était lamentable… Là, j’ai pu préciser mes envies à la production et au réalisateur pour que cela sonne juste par apport aux livres.
J-P S. Les mêmes mésaventures qu’avec Hammett et Chandler à Hollywood…
A.E. Et la raison pour laquelle Scott Fitzgerald s’est foutu en l’air de voir un résultat aussi étrange, à ses yeux, par rapport à ce qu’il avait écrit et publié…
J-P S. : Et justement ce personnage, il sort d’où ?
A.E. : Pour la série des Winter, je n’écris pas que sur lui comme vous le savez, je voulais trouver un personnage autour duquel tout pouvait s’articuler. Un de ceux qui évoluent et permettent de parler de temps et de différentes histoires sans jamais être redondant ni figé. A la Maigret, avec la lenteur, le quotidien des enquêtes qui font souvent du sur place et qui repartent sur un nouvel indice, sans raison logique. Je voulais commencer par poser l’image d’un jeune et bon flic, dur et intègre, mais pétri de contradictions et inapte à la vie dans son comportement ; déphasé. C’était le point de départ, pas drôle, mais avec plein de perspectives qui le voyaient évoluer avec la société qui l’entoure. Passant de monstre avec les femmes qu’il côtoyait à un être humain en voie de se trouver.
Les féministes m’ont reproché d’être un crétin de chauviniste mâle, et je leur ai répondu que je n’écrivais pas qu’à propos des choses que j’aimais, sinon je ne ferais pas ce boulot. Il fallait poser des étrangetés partout pour pouvoir développer ensuite et enrichir les personnages en les dévoilant peu à peu. Et je suis persuadé, encore aujourd’hui, que je ne connais toujours pas bien ce type ! L’idée était aussi de faire évoluer un type qui avait des taches de mayonnaise sur sa veste et qui n’écoutait pas de la musique de merde. Un divorcé qui ne vivait que pour son boulot, avec lui comme seul échappatoire. Un type mélancolique et qui pensait souvent trop. Pas un clochard, mais quelqu’un qui ne se préoccupait pas de son apparence bien qu’introduit dans la bonne société, capable de se déplacer partout sans attirer l’attention et en comprenant les enjeux des divers milieux fréquentés et de comprendre comment et pourquoi, tous les psychopathes qu’il croise lui mentent. Je cherchais aussi un nom à consonance nordique en W et je l’ai trouvé en me souvenant du joueur de foot hollandais Aaron Winter et du bluesman albinos américain Johnny Winter, de quoi déjà envisager une personnalité multiple. En même temps, j’avais envie qu’il soit fan de jazz ; bien plus que moi qui ne connais que Coltrane et Miles Davis, mais qui soit aussi un total néophyte en matière de rock. Ce qui entraîne quelques scènes comiques dans le premier volume des aventures qui se déroulent à Londres (Le Saut de l’ange) où son ami policier anglais du même âge que lui lui parle de Clash et de London Calling en arrivant à Brixton et que l’autre ne comprend pas de quoi il retourne …
J-P S. : Pourquoi avez-vous choisi de vous spécialiser dans le polar?
A.E. : Je crois que cela tient à mon caractère et que les histoires qui m’intéressent sont celles des losers. Le roman noir est plus intéressant parce qu’il décrit un monde de perdants beaucoup plus révélateur de l’état de la société que celui des gagnants qu’on trouve à longueur de magazines. L’autre côté du monde, le monde souterrain est celui où arrivent les choses, un terrain en perpétuelle évolution. Mes autres romans qui ne sont pas de la sphère du polar sont encore plus noirs parce qu’il n’y a pas d’histoire entre la mort et les personnages décrits, juste les enquêtes… L’autre côté fort du roman noir avec ses personnages policiers est qu’il donne accès à chaque état du monde et de la société, ce qu’un journaliste n’a pas les moyens de faire, même un enquêteur. Et Winter ou un autre peut se permettre de pénétrer partout et de poser toutes les questions, sans aucun refus possible.
J-P S. : Vous avez une approche du polar à la Chandler ou Hammett…
A.E. : Oui, sauf que je n’écris pas de pamphlet politique comme Hammett. Mon idée n’est pas de dénoncer, mais de montrer comment des personnages évoluent dans le monde actuel, sans rien en cacher des défauts et des bienfaits. Avec des personnages au caractère assez affirmé pour qu’ils soient révélateurs du monde et des enjeux au moment où ils en parlent et se débattent avec. Plus besoin d’appuyer pour être révélateur, un bon écrivain ne ratera rien, tout y sera. De plus, je ne donne pas mon avis sur les personnages ou les situations de mes romans, à chacun de se débrouiller avec. Aucune morale, c’est ouvert ! Et tout cela avec le désespoir du monde actuel et sa propre mélancolie qui ressort pour produire cet effet d’insécurité palpable. Et là, on atteint à l’âme du polar : ce n’est jamais complètement agréable à lire, mais on a juste envie de continuer.
C’est ainsi que j’ai envie d’être ressenti et comme cela que je m’arrange avec l’écriture. Pas de la distraction, de l’addiction ! En fait, étant moi-même assez désespéré, c’est mon moyen de lutter contre le sentiment du monde qui m’entoure que de l’écrire pour le mettre à ma portée. En cela, c’est différent du journalisme qui n’a pas les moyens d’agir de la sorte.
Propos recueillis par Jean-Pierre Simard
Dernier ouvrage : La maison au bout du monde ( Lattès 2015)
Toutes les enquêtes du Commissaire Winter sont parues chez J-C Lattès et ressorties en 10/18