Comment lutter contre le terrorisme islamiste dans la position du missionnaire ?
Au début de ce roman au titre accrocheur (dans un premier chapitre intitulé «Prolégomènes à une intrigue»), le narrateur, un pakistanais d’éducation musulmane et devenu athée, professeur de littérature anglaise à Aarhus au Danemark, se masturbe désespérément au volant de sa Hyundai pour tenter de récupérer un échantillon de son sperme dans un récipient de plastique pour une procréation médicalement assistée. Ça ne fonctionne pas car il est trop pressé (il doit prononcer une conférence une heure plus tard loin de là) et stressé (notamment par l’apparition d’une voiture de police dans la brume matinale).
À la suite de cet échec et de son refus de continuer ces tentatives, son mariage va imploser et il va s’installer en colocation avec Ravi, un indien hindouiste de la grande bourgeoisie, écrivain thésard loufoque au charme dévastateur, dans l’appartement de Karim Bhai, un chauffeur de taxi, indien lui aussi, un musulman sourcilleux et rigide, dénué de tout humour.
«Nous avons fait la connaissance de Karim alors que nous étions en quête d’un logement à louer – le milieu universitaire auquel nous appartenions nous empêchait d’aller chercher du côté des «ghettos pour udlœnding», où l’on aurait toléré la cuisine de Ravi. A quarante-cinq ans, Karim était notre aîné de plus d’une décennie. Il avait une barbe très fournie, parsemée de gris. Comme Ravi, il était indien ; comme moi, il était musulman. Contrairement à moi, il croyait en Dieu et ses prophètes, surtout le dernier d’entre eux ; contrairement à Ravi, il ne se mettait pas dans tous ses états à propos de ce que l’Occident avait fait subir au reste du monde, ainsi que Ravi aimait à le dire.
Mais je brûle les étapes. Il existe certainement une règle d’écriture enseignée à l’université contre ce genre de pratique, j’en suis convaincu, et je la connaîtrais si j’avais prêté davantage attention à ma petite amie d’antan, titulaire d’une maîtrise de création littéraire.»
Udlœnding : étranger (danois)
Et ainsi, les prolégomènes ne s’arrêtent pas à l’amorce de cette histoire : Le narrateur, écrivain-professeur malicieux ou tout du moins absolument non fiable, au parcours remarquablement proche de celui de l’auteur, nous enseigne comment raconter une histoire en même temps qu’il le fait : En annonçant d’emblée, et au fil du récit, que des événements dramatiques à forte portée médiatique vont nous être révélés, que cet appartement fut celui mentionné dans tous les tabloïds lorsque la chose est arrivée (la chose étant l’affaire des caricatures de Mahomet et l’attaque qui s’ensuit d’un des dessinateurs), et qu’il aurait dû se méfier…, il va nous démontrer, par la construction de la narration elle-même, comment nos préjugés se forgent, et très souvent à tort.
La cohabitation des trois indopakistanais, leurs échanges, leur voisins et collègues, et leurs histoires d’amour – des rencontres via Internet à l’histoire d’amour de Ravi avec une danoise superbe mais toujours sous contrôle -, forment un roman passionnant à multiples intrigues, qui questionne les limites d’une société danoise (et occidentale) qui se dit permissive, la frontière ténue entre foi aveugle et fanatisme violent, et qui instille subtilement une défiance justifiée, vis-à-vis des media et de la pensée préfabriquée.
«Ravi se l’expliquait ainsi : « Presque tous les Angliches et les Yankees titulaires dans les facultés d’anglais du Danemark, qui sont ici au fond parce qu’ils sont américains ou angliches, et tous les Danois, qui sont ici parce qu’ils sont Danois – ce qui me semble déjà beaucoup plus logique -, adorent la littérature multiculturelle, bâtard. Tu le sais bien. Nous le savons bien. Cela leur rappelle leurs arrière-grands-parents aux colonies. Evidemment ils aiment Rushdie et Naipaul. Naipaul, Kureishi, Rushdie : enfin, ces types sont tellement indiens qu’ils parlent même avec un accent anglais ! Voilà pourquoi les gens comme nous devraient écrire des romans, « yaar » ; imagine tes collègues se tortillant dans tous les sens, partagés entre leur désir d’être ouverts d’esprit et la crainte souterraine que nous leur chapardions leur langue de pain et de beurre, et ceci avec notre accent délibéré de « roti » et de « ghee ».
Yaar : Mon vieux, mon pote (argot hindi)
Roti : Pain plat de farine complète, sans levure
Ghee : Beurre clarifié
Avec son titre provocateur (le premier trompe-l’œil d’un écrivain apparemment très joueur), en hommage à Dany Laferrière, «Comment lutter contre le terrorisme islamiste dans la position du missionnaire» est une lecture jubilatoire, forte et plus que jamais nécessaire, à l’heure où les événements et la pression des medias malmènent la possibilité de perceptions sereines et apaisées.
Ce roman était l’un des choix de Sophie Quetteville, libraire d’un soir chez Charybde en mars 2014 et on peut la réentendre ici. Tabish Khair était l’invité de la librairie Charybde en mai 2014 et on peut le réécouter ici.
Pour acheter chez Charybde ce roman paru en 2012, et traduit de l’anglais par Antonia Breteuil pour les formidables éditions du Sonneur en 2013, c’est là.