Avec / grâce à Sandra Moussempès, sauvons l'ennemie !
Un nouveau recueil décisif de Sandra Moussempès, saisissant quart de tour d’une poésie souterraine toujours neuve et toujours profondément cohérente dans son chant subtil et intense.
« Exercices d’incendies » (1994), « Vestiges de fillettes » (1997), « Captures » (2004), « Biographie des idylles » (2008), « Photogénie des ombres peintes » (2009), « Acrobaties dessinées » (2012), « Sunny Girls » (2015), « Colloque des télépathes » (2017), « Cinéma de l’affect » (2020), « Cassandre à bout portant » (2021), « Fréquence Mulholland » (2023), et à présent « Sauvons l’ennemie » (publié chez Poésie Flammarion en ce début 2025) : en poésie contemporaine, fort peu de travaux parviennent à créer, dans l’enchaînement même de leurs titres – en avant de leurs contenus patiemment distillés -, tissés d’inquiétante étrangeté et de malice rusée, les contours d’une œuvre au long cours, toujours renouvelée sans jamais s’oublier ni se renier.
C’est bien de cela dont il s’agit à chaque fois que l’on évoque Sandra Moussempès : en une trentaine d’années et une douzaine de recueils, une quête en profondeur s’est élaborée, quête jouant pourtant de la légèreté et du diaphane, quête jamais achevée dont chaque étape s’offre à la fois comme une percée et comme une surprise de lumière cohérente.
Mes périodes préférées – l’ère victorienne & le Hollywood des années 70 – se télescopent sans cesse en crash karmique
personne ne sait où nous irons nous réemboîter ni pour qui
(p 103)
Dès l’origine, son accélérateur personnel de particules provoque à dessein des télescopages d’univers réputés disjoints, en vue d’une fusion charnelle éventuelle, ou de la création d’hybrides surprenants. Les pondérations ou les coefficients – dont ces différents microcosmes, à l’étendue variable, sont affectés – varient au fil des entreprises, bénéficient de zooms occasionnels portant une investigation plus précise, mais reprennent ensuite leur place dans une ronde toujours subtilement autobiographique, dans laquelle deux d’entre eux se distinguent indéniablement, par leur constance et par leur épaisseur échafaudée au fil de l’écriture récurrente : l’ère victorienne et le Hollywood des années 70, mais très précisément ni n’importe quelle ère victorienne ni n’importe quel Hollywood seventies.
Ère victorienne toute prise dans ses corsets et ses engoncements, mais riche de ses échappées spirites éventuellement malicieuses et de ses interstices secrets que ne renierait pas une A.S. Byatt, Hollywood maladif, cinéphile et trompeur, tissé d’étoffe lynchienne, bien sûr (on y reviendra ci-dessous), mais sachant aussi mêler presque inextricablement les bas-fonds non linéaires d’un James Ellroy aux arpentages presque oniriques d’un Steve Erickson (« Zéroville » ou « La mer est arrivée à minuit », leur densité et leur onirisme assumé, ne sont parfois pas si loin).
Au-delà de ses localisations, identifiées ou diffuses, la masse fissile critique qu’élabore Sandra Moussempès dans ses multiples creusets repose discrètement sur une multitude de tractations et d’échanges, entre vivants, fantômes, pas tout à fait vivants et presque morts. On y trouve des pactes et des trahisons, des cercles secrets et des emprises, officialisées ou non sous leurs formes sectaires. On y trouve surtout, avec ce recueil-ci, une dureté nouvelle mais pourtant sereine, tranquille serait-on tenté de dire, du côté corollaire de certaines fausses promesses sororales (au risque de faire grincer quelques dents à l’occasion) et de celui des ruptures parfois fort nécessaires.
Les bons sentiments à l’eau de ronce et les sucres d’orge empoisonnés sont les dénominateurs communs à la dissertation géante
retrouvée des dizaines d’années avant les faits
les jeunes séquestrées
les adeptes devenues dyslexiques entraînant la créativité ou le chaos
les réalités à ne pas dire
tout cela devait tisser une immense toile constituant
le premier guet-apens pour les plus adaptés
au monde commun
(p 128)
L’amour sous hypnose étant le boudoir typique d’ébats naturalisés
L’ennemie en tailleur se souvient très bien de sa phase « fée décousue »
(p 102)
De fausses sisters nous comprendront – mais tireront à vue sans réddition –
la sororité est flageolante
(p 100)
Placé directement sous les feux de la rampe lors du recueil précédent (« Fréquence Mulholland », 2023), David Lynch hante à nouveau en joueuse majesté « Sauvons l’ennemie ». Ses figures les plus connues comme celles plus secrètes se glissent dans le décor, en une danse de pics jumeaux et de velours bleus, à savourer pour leurs vertus ici nettement propitiatoires.
Tout a explosé avec la recherche de la Vérité
dans un décor de campus imaginaire et de sectes hippies
là où d’inquiétantes étudiantes disparaissent
aspirées par une forêt de doublures cinéphiles
(p 131)
Si Cindy Sherman est sans équivoque une autres des figures-clé dans le panthéon doucement obsessionnel de Sandra Moussempès, c’est qu’elle offre à son tour une forme de fil d’Ariane dans ce tourbillon de miroirs et de labyrinthes où s’esquissent, borgésiens en diable au-delà des apparences, tant de chemins qui bifurquent.
Parfois je me sauve d’une vie en poudre
Appelée Cindy la femme-tige
Je la laisse glisser sur mes épaules
Après l’avoir rendue liquide
je bois la vie dont personne ne voulait
en ajoutant un ingrédient clé
la vie sans prénom se transforme en gel compact
appelé alors nostalgie de la complexité
en complément de Cindy femme-fantôme
Cindy la-pute-qui-se-maquille
Cindy Cindy
Pleine de grâce qui êtes aux cieux
(p 177)
Musée d’elle-même
la narratrice augmente le volume dans son esprit
assise avec les corps invisibles en cercle de jeunes exorcisées
NOUS AUTRES créatures en fil à retordre
Invoquant un protocole sonore
pour chaque dépendance affective en herbe
On entend les voix au loin dans une forêt de tessitures
les techniques divinatoires sont plus vivaces que la cinéphilie
(p 134)
« Sauvons l’ennemie » ne serait sans doute pas complet, si n’y rôdaient en toute liberté les musiques et les voix de l’intérieur et de l’ailleurs, les chants sachant devenir incantations qui font désormais partie intégrante, subtilement centrale, de l’œuvre de Sandra Moussempès. Mais les fantômes de cantatrices et d’icônes rock savent aussi s’y faire sorcières lorsque ce glissement est salutaire, voire requis dans certains cas.
Pour trois bouteilles remplies de vide et d’aiguilles roses
je fais le vœu amer
de me refléter plus tard dans la bouteille mauve fermée grâce aux ventouses
je lui donnerai en offrande un œil de serpent
buvez votre potion avec dévotion
priez sans une princesse que vous ne voulez plus dans votre vie
(p 139)
Les fantômes qu’invoque toujours avec une grâce inquiète Sandra Moussempès, dans toutes leurs transmutations et leurs réincarnations, savent en effet se faire prophétesses maudites ou pythies discrètes (Cassandre, même hors de son recueil « à bout portant » de 2021, n’est jamais très loin), enchanteresses ou empoisonneuses, diseuses d’aventure pas nécessairement bonne, concocteuses de philtres et mixeuses de flow, combattantes diaphanes et guerrières innocentes, dénonciatrices résolues et incantatrices mystérieuses. La magie de ces entreprises toujours paradoxales (dont le titre lui-même, « Sauvons l’ennemie« , témoigne avec rigueur) irrigue avec une douce férocité ces 180 pages.
Ma voix se justifie
Par l’écriture
Ma vie se justifie
Par l’assemblage
Cette façon de boire le thé bouillant
Sans me brûler
(p 27)
Peut-être encore davantage que dans ses recueils précédents, Sandra Moussempès nous offre ici une poésie profondément féministe, intime et politique, une poésie soigneusement codée pour éviter les impasses de la trace directe – dont trop de ses sœurs restent friandes -, une poésie qui force le langage à détecter, incarner et traduire l’étrangeté même qui se terre au cœur des icônes les plus emblématiques d’une culture patriarcale sachant, comme le capitalisme, toujours se réinventer derrière de nouveaux masques et de nouvelles modes à consommer. Un travail au long cours, précieux et éblouissant, de justesse, d’inventivité et de passion maîtrisée, de surprise et d’humour.
Hugues Charybde, le 14/04/2025
Sandra Moussempès - Sauvons l’ennemie - éditions Flammarion
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