Merde in France : invendable autant que passionnant

Sonder les cœurs d’une France sillonnée en Fiat Panda durant l’été 2024 de tous les dangers, comme un pays inconnu : un exercice déjanté de journalisme à colin-maillard, très savoureux et subtilement dérangeant. Encore un Invendable de haute volée.

On y est, c’est le dernier de la saison et un peu la fin d’un cycle. Le temps passe, dixit les Neg Marrons dont peu d’entre nous se souviennent, déjà, alors c’est dire. Vous tenez entre vos doigts frémissants le troisième volet de nos errances, celles d’une petite équipe qui vous a vus grandir avec émotion, ô cercle de nos lecteurs, peuple fanatique. Ce numéro est notre chant du cygne. Ça se passe en France, eh oui, pourquoi pas ? Comme Ulysse ou Dupont de Ligonnès, on boucle l’aventure à la maison et puis on disparaît. Consolez-vous, dans quelques mois d’autres noms balaieront les nôtres et on ne vous gâche pas les surprises mais elles seront fantastiques. Vous entendrez des voix de femmes – ce ne sera pas trop tôt – et d’hommes qui vous embarqueront vers on ne vous dit pas encore où mais ça sera dingo, vous découvrirez d’autres pisse-la-ligne professionnels, avec leurs états d’âme, leurs façons de flairer le monde, leurs obsessions particulières. Prenez-nous pour ce que nous sommes, un premier grand amour avant tous les autres, une passion introductrice, une antichambre, des aventures à venir, renversantes, débridées, brrr, vous devez être tout excités.
Le temps viendra d’évoquer la saison prochaine, passé l’hiver qui nous est tombé dessus. D’ici là, laissez-nous vous causer d’une saison douce, la fin du printemps, le début de l’été, il y a une éternité. Rappelez-vous, Françoise Hardy était encore de ce monde, Kendji Girac était allé tâter l’autre, la tour Eiffel semblait nue sans ses anneaux et le Rassemblement national n’avait jamais obtenu plus de cent sièges à l’Assemblée nationale. C’était le délicieux mois de mai 2024, nous roulions en Fiat Panda 1995 par monts et par vaux, évitant les péages, titillant le chaland sur les terrains minés de « l’identité française » et des médias. Ca devait être une affaire de 5 000 kilomètres en terre natale. Nous étions partis de la vallée de la Roya avant les élections européennes pour atterrir à Paris à la fin des Jeux olympiques. On voulait voir ce qu’il se passerait dans l’intervalle, tracer une espèce de spirale dans l’espace métropolitain, prendre des détours et snober les stations services Total qui vous souhaite la bienvenue.
Voilà, ça repartait, la route et les invitations à gauche à droite pour pérorer sur ce qui unit et divise « l’archipel », comme dirait l’autre, qui s’appelle un pays. On prenait la tangente pour tailler une bavette avec tous les premiers quidam venus, avec Yves Dufour qui aime Solidarnosc, François Baroin et Mitterrand, avec la Frédo pour qui c’est plutôt naturopathie, yoga et France Soir, avec Mohamed qui aime la boxe, le FLN et les flics d’Hénin-Beaumont ou bien avec Élise et sa collègue tunisienne, ses potes de l’Action Française et ses bouchers pas hallal. Bref, on croisait tout un tas de gens sympathiques qui nous invitaient chez eux ou bien partageaient juste un peu de leurs lubies au comptoir, à la pompe, au coin de la rue. On traînait puisque, décidément, c’est une méthode qui n’en finit pas de faire ses preuves et qu’on avait trouvé ce titre merveilleusement poétique, « Merde in France », qui valait à lui seul un voyage.
« Merde in France (cacapoum) », c’est le nom d’une masterclass du rock enregistrée par le playboy Jacques Dutronc en 1984, soit très exactement quarante ans avant notre escapade. C’est un pur hasard du calendrier et il ne faut pas chercher d’explication trop loin. C’est un certain Jérôme B. (sans lien familial connu ou reconnu avec l’Olivier B. d' »Autostop Poutine ») qui nous l’a soufflé, ce titre-là. Au départ, on trouvait juste que c’était « très français », le jeu de mots bancal, le franglais, le « merde » qui sonne bien. Comme on aime les chansons à texte vraiment bien léchées, on trouvait que c’était un bel hommage.

Il fallait oser placer cette troisième (quatrième si l’on n’oublie pas le mythique numéro zéro, « Berlin en berline ») livraison d’Invendable sous le signe d’un sublime et provocateur rock yaourt conçu, en effet, il y a quarante ans tout pile : « Merde in France » nous entraîne (presque) aux six coins de l’Hexagone, poussant la forme particulière de journalisme pratiquée par cette équipe – certes un peu folle mais incroyablement déterminée – dans ses retranchements, puisqu’il s’agit peu ou prou de traiter ce pays comme les États-Unis de la « verticale du vide » dans le n°1, « Let’s Get Lost », ou comme la Russie des arrières de la guerre dans le n°2, « Autostop Poutine ». : surmonter les réflexes de l’ère du soupçon généralisé sans bénéficier de la couverture (ou alors réduite à sa plus simple expression) de l’étranger, de passage et curieux. Tout en conservant, quelles qu’en soient les difficultés, une éthique impeccable, ne trahissant pas ses hôtes en dépit de ce que peut souffler en maintes occasions le for intérieur de ces journalistes qui n’en pensent pas moins : on pressent et on constate, texte en main, que là n’est pas le moindre des défis réussis ici par Louis, Léo et Léa, nouvelle embarquée à bord pour cette virée-ci.

Et puis, et puis, vous savez ce qui est arrivé : la mort de Françoise Hardy, la résurrection de Kendji, oui, on l’a dit, mais surtout ce qui n’en finit pas d’arriver et qu’on ne sait pas encore tellement nommer, ce qui nous faisait nous étirer chaque matin sur des sièges pas totalement neufs, en travers d’un champ camarguais, d’un plateau limousin ou d’un parking breton avec des pensées politiques un peu floues mais l’idée fixe qu’il y avait comme un couac dans ce pays, une couille dans le potage pour reprendre cette merveille de gauloiserie pure souche – et Dieu sait que la pureté de souche est une sacrée soupe. On s’était engagés sur les départementales françaises la fleur aux dents, le Pastis entre les pédales, avec l’assurance joyeuse d’être à rebours de l’actualité, de n’avoir rien à vendre aux journaux et de l’avoir bien cherché. Et puis, et puis, Jupiter a prononcé la dissolution, le con.
On s’est retrouvés en Panda au milieu du gros bazar, nous les curieux naïfs, nous les interloqués sans avis, nous qui relançons à grands renforts de « Ah bon ? » les dingueries de nos concitoyens, celles de Tika qui n’en peut plus de « les » voir traîner devant sa boutique et pense qu’elle finira dans un fait divers, et celles du frérot Santa Fe qui rêve d’une vie pieuse dans un village tchétchène avec une belle vue sur les montagnes, sa daronne à l’abri et des grosses liasses parce que ouais, Santa Fe veut une vie simple mais aussi du roro. Ces deux-là habitent à quelques mètres l’un de l’autre, c’est pratique pour faire le grand écart entre leurs mondes, plier bagage et ainsi de suite, sur trois mois et dix mille kilomètres, finalement, tout de même, histoire de labourer comme il se devait ce fameux « archipel français » et se demander si c’était vraiment le sujet. Dans le doute, on est allés bêcher devant notre porte en se disant que la merde serait un bon terreau. Notre seule ambition était de remuer tout ça pour exhaler un peu le fumet, le fumet bien de chez nous, le bon fumet DU PEUPLE DE FRANCE.

Si Invendable, malgré tant de mauvais augures décernés par la profession journalistique au début du projet, se vend – et même bien, à en juger par l’engouement que provoque désormais à la modeste échelle de notre librairie à Ground Control l’arrivée d’un nouveau numéro -, c’est bien qu’il introduit dans la notion même de reportage quelque chose de spécial. Quelque chose qui ne saurait se réduire au gonzo cher à Hunter S. Thompson et à ses émules – même s’il en procède éventuellement. Quelque chose qui a peut-être trait à une capacité rare à « ouvrir le dialogue », à pratiquer une écoute empathique pourtant sans complaisance, jusque dans les circonstances les plus invraisemblables, quelque chose qui conduit au cœur des individus et des situations, qui rend les anecdotes signifiantes, et qui interroge discrètement, mais en profondeur, sans donner de leçons – au grand jamais. Alors, de cette brume électrique bien particulière, surgissent l’inattendu et le déroutant, sourdent ce qui conforte certains de nos (inévitables) préjugés ou ce qui au contraire les réduit, le temps d’une rencontre si superbement saisie et racontée, en lambeaux désemparés. On tient ainsi entre ses mains impatientes un petit morceau de grand art (offert à prix tout à fait vil), un grand art du récit échevelé qui ne se contemple pas en train d’écrire, mais qui nous offre pourtant, précisément, un formidable nombre de clés sur la production de cette observation non-participante et totalement salutaire.

Se promener en France change forcément le rapport aux interlocuteurs, qui sont pas fous. On est à la fois observateurs et acteurs, jugés, interpellés, pris à partie. De la vallée de la Roya au Puy du Fou, en passant par le Pays basque, le Vieux-Lyon, Longwy, Cergy, Tarnac ou Roubaix, on s’est employés de notre mieux à la mettre en veilleuse parce qu’on ne voulait surtout pas promener nos obsessions, mais saisir celles des autres. Notre idée brillante consistait à se taper 10 000 kilomètres de départementales pour entrer en communion avec un maximum de ce que le peuple élu appelle nos « compatriotes », provoquer une série de rencontres triées sur le volet du hasard, pousser sournoisement tout un tas de gens sur des pistes glissantes en nous évertuant à ne pas trop les rattraper si l’envie leur venait de déraper sur les questions tout aussi sérieuses des piscines creusées, des charpentes à retaper ou d’une quelconque querelle de voisinage. Ce qui nous enthousiasmait dans ce voyage à domicile, cette « plongée dans la France profonde » comme le résument des gens bien intentionnés, c’était de faire une sorte de photographie de l’été 2024, un été inhabituellement chahuté où le dissolvant jupitéro-macronien allait verser généreusement de son liquide au moulin. Ça n’emballait pas les rédactions, jusqu’à ce rebondissement inattendu de la dissolution et des élections législatives anticipées parce que « les élections », ouais, c’est un sujet, alors que « trois mois à traîner en Fiat Panda à travers la France », non.
« Le problème, c’est qu’en débarquant comme vous faites, sans rendez-vous, vous parlez pas aux personnes référentes, vous rencontrez n’importe qui. » C’est une néo-rurale du plateau de Millevaches qui a jeté ça au visage de Léa, un beau jour, avec un zeste de dédain, alors qu’on s’était quand même pointés bien civilement à un spectacle d’école primaire pas non plus foudroyant pour faire copain-copain sur notre temps libre avec les citoyens de Faux-la-Montagne. Léa croyait tourner un documentaire sur Louis et moi alors que ce « vous » qu’elle théorisait dans son appartement exigu des Abbesses, était devenu un « nous » dès lors qu’elle s’était engouffrée dans la reine de l’exiguïté à moteur avec sa caméra. Ça l’amusait, Léa, de remplacer Nico qui était parti se faire courser par des colons quelque part en Cisjordanie ; ça l’intéressait de nous observer, nous, « les garçons », travailler-traîner, et puis d’imaginer son propre dispositif pour faire de l’Invendable en vidéo. Quand elle avait proposé de se joindre à l’équipe sur de longues portions du voyage, Louis et moi avions répondu oui sans trop y réfléchir. Par chance, Léa était de bonne compagnie et elle se retrouvait parfaitement dans notre sacerdoce de psychologues marginaux.
Alors on tendait la joue à trois pour que les gens puissent enfin s’exprimer, bordel, dans ce pays où on peut plus rien dire, merde, et où les quelques braves qui votent encore s’égosillent dans les urnes sans avoir la sensation d’être jamais entendus. Sans savoir ce que l’été nous réservait, tout seuls, comme des grands, on poursuivait cette mission vaine et laborieuse de parcourir un territoire plus grand, plus nuancé, plus cultivé, plus politisé, plus informé qu’on ne pourrait l’imaginer, pour mettre le doigt sur le malaise puisque, visiblement, malaise il y a. Relisez les réactions dans la presse après la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques : « C’est comme si la France s’était mise en congé de ses névroses » ; « La France s’est mise en vacances d’elle-même » ; « C’est pas complètement foutu, on peut être ensemble et être heureux ensemble ». Nous, si un pote lâche ce genre de dingueries dans le train du retour après un week-end à la mer, on va pas se mentir, ça nous fait plaisir, bien sûr, mais ça nous inquiète pas mal aussi.

Hugues Charybde, le 10/03/2025
Collectif - Invendable- éditions Invendable

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