Sa vie est une start-up ? Eau et gaz hilarant (à tou/te/s les étages/pages) chez Lionel Fondeville & Christophe Esnault
Vraie-fausse confession « business » mordante et hilarante d’un duo poétique inlassablement déjanté : ici comme ailleurs, le Manque a gagné.
J’ai créé les éditions Potlatch en 2010. Je publie des textes courts, de la poésie, des essais. Impression au plomb sur papier vergé, couvertures gaufrées, cahiers cousus, dorure à chaud, charte graphique sobre et élégante. Tirages à 26 exemplaires numérotés et signés. 100 euros l’unité. Cinq exemplaires réservés aux auteurs à moitié prix. C’est écrit noir sur blanc dans le contrat, et pourtant ils signent. Ca part comme des petits pains. Écrivains, philosophes et artistes se battent pour être chez Potlatch.
Potlatch est une entreprise de sabotage. Ses cibles : le monde éditorial, le roman, la culture, l’Auteur, la recherche universitaire momifiée, et mille autres catastrophes de formes et tailles diverses. Je n’oublie pas la principale cible de Potlatch, celle pour laquelle je dépense le plus d’énergie : Potlatch.
Le modèle dominant cornaque aussi bien le courant principal que la marge, le centre consensuel que la dissidence. Dans tous les cas, il mastique, avale et défèque tout ce qui fait irruption dans le réel, du plus insignifiant au plus subversif. Cette assertion même est une tarte à la crème lancée dans le vide.
Les grands éditeurs publient bien des livres inachevés, avortés, à l’état d’ébauche, clones les uns des autres, structurés selon un plan donné en première année d’écriture créative à la fac. Ils sont les premiers à saboter la littérature avec leurs « livres ». Un sur quatre est pilonné sans être lu. Auprès de ces paquebots de vent, je suis une coquille de noix en papier bible.
Autrefois, Marinetti, Fahlström, Haussmann, Blaine, Heidsieck, Filliou et les autres ont représenté des menaces. Aujourd’hui, ils ne servent plus qu’à valider des semestres de licence.
Enrobées de sucre et de déférence, je reçois chaque jour dix propositions de textes. Je ne publie que des auteurs confirmés, mais des inconnus s’obstinent à me faire parvenir leurs créations. Je ne leur en veux pas, j’étais comme eux autrefois. Assoiffé, aveuglé par le désir d’exister aux yeux d’un lecteur attentif et généreux. Je ne peux m’empêcher de croire au miracle. Je lis toujours la première page de chaque fichier reçu. Pastiches involontaires, poésie en écriture inclusive, indigence du style, chapelet de clichés… Je souffre beaucoup. Dégoulinant de bienveillance, j’envoie à chacune de ces belles personnes une liste type de revues littéraires où je les invite à faire leurs premiers pas d’auteur. J’ajoute qu’un important travail de correction me semble incontournable, avant de glisser le lien d’un site créé par mes soins à cet effet. Je prélève seulement 50 % sur les honoraires de mes correctrices.
Je propose également un service de promotion. Ah là la ! Le nombre de naïfs aux mains d’une attachée de presse censée défendre leur livre sur des blogs moisis… À les délester de quelques euros contre mon « gold-pack-attaché-de-presse® », je n’ai aucun remords. Je réclame un paiement d’avance pour adresser leur livre à de bons chroniqueurs. S’il est merdique et que personne n’en parle, je n’y suis pour rien, j’ai fait mon boulot. Bien sûr, je ne suis pas assez stupide pour donner mes adresses efficaces. J’ai mis cinq ans à constituer mes différents fichiers d’adresses : poésie, roman, récit, OLNI, bouses diverses. Je les garde pour moi.
Après avoir publié deux recueils de poèmes chez un éditeur pathétique, un auteur débutant de cinquante ans me confie qu’il a hérité de sa vieille maman. Son désir le plus cher : rencontrer un réalisateur pour tourner un documentaire bouleversant sur sa vie d’écrivain. Je le recommande à Frank, un ami spécialisé dans les films institutionnels. Je demande 30 % sur les 25 000 € que l’auteur maudit est prêt à lâcher pour contempler son hagiographie sur Vimeo. 53 vues en deux ans.
Mon premier texte appris par cœur en C.P. était Le corbeau et le renard de La Fontaine. J’avais adoré cette histoire. Le renard est le gars le plus cool du monde, non ? Si la plupart des candidats à publication ignorent la morale de cette fable, ce n’est pas mon problème.
Vraie-fausse autofiction déjantée, aux tiroirs emboîtés par un art de la menuiserie-ébénisterie que l’on aurait juré disparu au moins depuis « La boîte à écriture » de Milorad Pavić, manuel de développement personnel détonant et livre d’anti-recettes malicieuses pour winners en mal de succès crédible, succédané de capitalisme cynique appliqué au monde de l’édition et guide pas-à-pas de start-up maligne à nicher au cœur éventuellement malade de quelque chaîne du livre, discrète enquête – entre informations factcheckées et fake news savoureuses – sur le phénomène musical et clipartistique qu’est le duo Le Manque : le nouvel ouvrage de Lionel Fondeville et Christophe Esnault, « Ma vie® est une start-up », publié chez Tinbad en décembre 2024, est un peu tout cela.
Il est aussi et peut-être surtout une forme rarissime d’art poétique, à travers lequel s’expriment, tout en interstices et intervalles, les formes les plus avancées de malice joueuse, de sarcasme acéré et de paradoxale capacité d’émerveillement et d’imagination dont disposent à foison l’auteur notamment de « La péremption » (2021) comme celui de, entre autres, « Isabelle à m’en disloquer » (2011), « L’enfant poisson-chat » (2020) ou « Lettre au recours chimique » (2021).
Il m’arrive d’être un peu maladroit dans ma relation à l’autre. Si bien qu’entre Lionel et moi, de menues tensions ont pu apparaître.
J’ai vendu à des fans des brouettes de t-shirts du Manque sans son autorisation. J’ai essayé de séduire certaines de ses amies, mais j’ai renoncé au moment où elles prononçaient les mots « intégrité physique ». Lors d’un séjour dans sa maison de famille sur le bassin d’Arcachon (où nous tournions des clips), j’ai emprunté sa carte bleue pour faire des courses. Sur le chemin, j’ai croisé le bar du Moulin. Je suis un aficionado de la tournée générale. Quel est l’imbécile qui a inventé le paiement sans contact ? Je me suis fait expédier de la drogue dans sa boîte aux lettres et j’ai oublié de le prévenir. Le service des douanes a sonné à sa porte. J’ai prêté ses clefs à des squatters pour que les plantes soient bien arrosées à la 8.6 et son chat tondu façon Robert de Niro dans Taxi Driver. J’ai transmis à son fils de onze ans la science du bang et du roulage de bédo en échange de ses connaissances en spiritisme.
Se saouler, prendre des drogues et faire n’importe quoi, après Sid Vicious et Daniel Darc, je ne vois pas où pourrait se loger le début d’un souci. Lionel n’est pas très rock’n’roll. Son rigorisme bourgeois a fait beaucoup de mal à notre relation. Elle tend désormais à un protocole de collaboration strictement limité. En grand seigneur, je m’adapte, car Lionel est un génie irremplaçable. Mais au fond, notre amitié se joue sur un autre plan. Mon besoin de consolation est impossible à rassasier. Son besoin de consoler est infini.
On pourrait craindre à nouveau, comme on l’avait redouté un instant – et in fine à tort – chez Christophe Esnault, en lisant « Correspondance avec l’ennemi » (2015), « Ville ou jouir » (2020) ou « Poète né » (2020 également), que l’abus du sarcasme et de la dérision ne nuise au propos pris dans son ensemble. Ce n’est, une nouvelle fois, pas le cas : servi par un remarquable sens de la formule (parmi d’innombrables trouvailles, on appréciera à leur haute valeur les vingt « autocollants offerts pour changer le monde », parmi lesquels se distinguent « Accumule ! », « Télécharge l’appli J’ouvre un squat », « L’exhibition de ta misère n’est pas sexy » ou « Paix sociale dans ma villa face à l’océan »), ce savant mélange de réel et d’irréel, cette plaidoirie du faux qui saurait déjà le vrai, s’appuie sur une connaissance intime de la poésie contemporaine, et sur un amour authentique et pudique de la littérature – sous ses aspects éventuellement les plus politiques.
Compte tenu de la tonalité débridée et volontiers incisive du flot / flow proposé, j’étais prêt à apprécier toute l’ambiguïté potentielle de la présence du blog Charybde 27 parmi les références secrètes évoquées par le manitou des éditions Potlatch : y figurant aux côtés de Fabien Ribery, de Nikola Delescluse, d’Éric Dussert ou de François Huglo et Tristan Hordé, je choisis à la réflexion d’y voir un surprenant compliment, au détour de cette superbe vraie-fausse confession (dont on peut trouver certains échos émanant peut-être de la vie réelle dans cet entretien de 2018 des deux auteurs pour Terre à Ciel, ici), texte salutaire et follement hilarant, à sa manière mord-sans-rire (ou tooth-in-cheek, comme on le dirait et le pratiquerait peut-être outre-Manche).
Le système résiste à faire de moi un parolier de chansons à succès ou l’humoriste de génie dont on parle. Je ne lui en veux pas. Il voit le danger, sait s’en prémunir. Si je ne suis pas devenu à ce jour un produit de consommation courante, j’ai su utiliser ma force pour vivre à ses crochets. Et rencontrer la femme de ma vie.
J’ai envoûté Jenny en jouant le débilos muni d’une brosse à chiottes dans les rayons du Leroy-Merlin (clip Jouir dans la mélancolie, ici). Elle est mon amoureuse flamande, irlandaise, andalouse, dunkerquoise et marcusienne. Elle s’oppose à tous les pouvoirs. Excepté le sien sur mon slip. Mais voilà : entre Jenny et moi, 250 km. Ce livre, comme tous mes livres, est un transfert amoureux pour survivre entre deux rendez-vous.
Le désir de reconnaissance est un furoncle sur mon nez. Grâce à lui, comme il est photographié, filmé, radiographié sans relâche, j’accède lentement à une présence artistique dans certains milieux. Je manoeuvre chaque jour pour faire estampiller mon existence d’auteur par des éditeurs marginaux. Pour le dire autrement, je lance avec amour des pavés en Chamallow au visage de l’ordre mondial. Pou pou pidou.
Jenny a passé son enfance à jouer dans l’atelier de son oncle menuisier, parmi les cales de réglages, les planches, les dominos de hêtre, les bois curieux. Des années à jouer dans les ruisseaux de la Flandre, les champs et les arbres, pieds nus et noirs. Méfiante envers les adultes, elle a donné sa confiance à celui qui lui a fait découvrir Tuxedomoon, John Coltrane et Thelonious Monk. Et l’architecture, l’art, la création. À sa grande surprise, l’homme pouvait être autre chose que la série de rabougris qu’elle observait dans son périmètre proche.
On lui a refusé ce qu’elle désirait tant : un apprentissage en menuiserie. Ses notes étaient trop élevées pour une filière manuelle, mais surtout, il n’y avait pas au centre de formation de douches pour les femmes.
Elle a fréquenté chaque été un studio d’enregistrement où elle a croisé Gérard Manset, Alan Vega, Patti Smith, et même David Bowie. Depuis peu encartée au parti communiste, et depuis l’insolence de ses quinze ans, elle a refusé avec dédain de monter dans la décapotable de Ziggy.
En complète autonomie, elle a financé ses études d’anthropologie, puis un deuxième cursus en histoire de l’art. Elle a vécu avec beaucoup de joie ses années de dèche, de soupe de fin de marché, de demi-pains et de pulls superposés sous la couette en hiver. Un constant bonheur, des milliers d’éclats de rire. Elle a traîné aux Halles avec des potes punks et gothiques. Tricoté au Gibus. Amélioré son anglais avec une prof de Saint-Denis fan de Public Enemy.
En convoi, elle a traversé par deux fois la Mauritanie en période de tension militaire. Deux années à Bamako dans un orphelinat, puis dans des classes de gosses émerveillés d’apprendre à lire. Un voyage plus rocambolesque que périlleux pour transporter des manuels scolaires et des ordinateurs vers le Burkina Faso par voie de chemin de fer. Des trains toujours pile à l’heure, mais celle du lendemain, voire du surlendemain…
Avec aplomb et voix puissante, elle a déjoué un racket au couteau, avant de trembler très fort d’avoir mis ainsi l’agresseur en fuite.
Elle a donné naissance à deux enfants, un mâle et une femelle. Selon Jenny, chaque nouveau-né est plongé dans une eau à 37 degrés. Insensiblement, cette eau se réchauffe, et les bébés s’habituent peu à peu. Un jour, ça bout. Mais il est trop tard. Ils sont cuits. Si on les y avait plongés d’un seul coup, ils se seraient rebellés, auraient sauté hors de la casserole. Leurs parents, et les parents de leurs parents, ont payé le court-bouillon, le litre de flotte et le gaz.
Jenny a créé une association de soutien aux Roms. A déménagé de nombreuses fois et en pleine nuit les campements lors des expulsions à répétition. A logé dix-sept enfants dans son camion. A traîné face aux médias un élu pour des propos racistes inqualifiables à leur égard.
J’incite Jenny à écrire sa vie, mais elle est trop occupée à vivre. Au mieux elle répond : « J’écrirai quand je serai une vieille dame. » Les carnets sont là. Ils attendent leur heure. Quand on parle de son héroïsme, des mille fois où elle a semé la zizanie ici ou là, elle ne dit rien mais rit d’un rire où l’enchantement de l’enfance est intact.
Hugues Charybde, le 13/01/2025
Lionel Fondeville & Christophe Esnault - Ma vie est une start-up - éditions Tinbad
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