La "petite nature" de Stéphanie Garzanti
En 36 pièces libres et malicieuses, riches de poésie et de jeu langagier éclairé, un magnifique chemin de création de soi et des autres.
SÉRIEUSEMENT
Je me suis résolue à jeter les fleurs.
J’ai fait bien des choses ce matin, rangé la chambre, aéré le lit, fait tourner une machine de laine, étendu les pulls, débarrassé le petit chevet pour l’utiliser comme un semblant de table basse en attendant d’en trouver une qui me plaise à positionner à côté de mon fauteuil. Une matinée pluvieuse, tant pis pour la course à pied.
Il y a quelque temps, plusieurs personnes m’avaient encouragée à écrire sérieusement. Depuis, de grands changements m’ont maintenue occupée et j’ai repoussé ce moment tout en gardant en tête, en première page, cette expression, écrire sérieusement. Un matin, après avoir esquivé en faisant mille autres choses, je décidai d’essayer de m’y mettre et pour ça je chaussai des lunettes. Je n’avais pas de problème de vue alors que c’était récurrent dans ma famille. Non, mon problème à moi c’était les oreilles pas les yeux. Ces lunettes, modèle de fantaisie acheté dans un concept store branché, permettent d’atténuer la lumière_bleue des écrans. Je les possédais depuis quelques années et je les portais de temps en temps quand ça me reprenait ce désir d’avoir besoin de porter des lunettes. Ça venait de loin. De la maternelle. Et précisément, ça venait d’une certaine Laurence, une camarade dont les parents étaient les heureu.x.ses propriétaires (ou gérant.e.s) de la boutique Optic 2000. Elle, elle ne portait même pas de lunettes mais j’étais fascinée par le fait que ses parents soient opticien.ne.s et j’étais tout à fait décidée à en porter. J’ai patienté ce qui m’a semblé une éternité pour saisir l’occasion de prouver que je voyais mal et qu’il me fallait absolument des lunettes.
À l’école, la visite médicale était obligatoire pour tou.te.s les enfants. Le poids, la taille, la mise à jour des vaccins, les oreilles, pour lesquelles rien n’a jamais été détecté, et les yeux, tout était vaguement vérifié. Il n’y avait pas eu préméditation mais au contraire une sorte de pulsion quand on m’avait montré le fameux panneau de test des échelles Monoyer avec ses lettres qui grandissent jusqu’à ZU. J’ai dit n’importe quoi. Alertée, la médecin scolaire m’a montré d’assez loin des fiches cartonnées_blanches avec des images dessinées simplement d’un trait_noir. Devant la représentation d’un tracteur je me suis exclamée maison ! J’ai dit soleil pour arbre, avion pour train, parasol pour bouquet de fleurs, banane pour couronne, garçon pour fille. Bon Dieu j’allais pouvoir bientôt les choisir ces lunettes !
L’histoire a mal fini. On m’a prescrit un rendez-vous chez l’ophtalmologue, une consultation dans un espace sordide, sombre et assourdi par la moquette murale, plein de vieux appareils_beiges au lieu d’une virée dans le beau magasin à l’hygiène irréprochable, lumineux, agrandi par les miroirs.
À bien y réfléchir, je crois que ce qui m’avait été dit était plutôt tu devrais te mettre sérieusement à écrire, puis il faut que tu écrives un livre. C’est très sérieux ce que je te dis là. Et, la façon de prendre les choses au sérieux avait été notée à propos de l’un de mes textes lu pour la radio.
J’avais retenu écrire sérieusement. Je n’écrivais pas spécialement pour rigoler de toute façon. Mais sérieusement, qu’est-ce que ça signifiait sérieusement ?
J’ai songé, j’ai réfléchi, j’ai même approfondi ma réflexion. Consciencieusement j’avais appris la méthodologie de la dissertation par exemple, écrit sérieux sans aucun doute. J’en maîtrisais plus ou moins la forme, et j’avais soigneusement travaillé les contenus, souvent sur plusieurs années avec des programmes, des thèmes, des questions comme :
Le Paysage dans l’œuvre de Claude Gellée dit le Lorrain.
Les arts appliqués en France de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925 à l’Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne de 1937.
Le Néo-classicisme en Europe, du début des fouilles de Pompéi en 1748 à la mort de David en 1825.
Le Surréalisme en Europe, à travers la peinture, la sculpture, la photographie, le cinéma, du 1er Manifeste du Surréalisme en 1924 au départ d’André Breton pour l’Amérique en 1941.
Mais aussi :
L’invention et les usages de l’image photographique au XIXe siècle.
Les matériaux, l’espace et l’objet dans la sculpture en Europe, de 1960 à 1980.
L’œuvre artistique et les écrits théoriques de Léonard de Vinci.
L’image et le texte dans la peinture, la photographie, le dessin, les installations…, de Marcel Duchamp à nos jours.
La modernité et les arts de l’Orient en Europe aux XVIIIe et XIXe siècles.
La participation active du public dans les arts plastiques de 1945 à nos jours.
Puis, L’art et les arts.
L’expérience esthétique.
L’art et le temps.
Et encore, L’art et l’espace public de 1960 à nos jours.
La peinture et la narration de Duccio à Delacroix.
L’œuvre et ses documents, de Marcel Duchamp à nos jours.
L’art, la science et la technique du XVe siècle à la veille de l’invention de la photographie.
Le geste dans l’art de Dada à nos jours.
Définir et transgresser la norme, de la fondation de l’Académie du dessin à Florence en 1563 à la première exposition impressionniste en 1874.
Celles-ci m’auraient plu, dommage pour moi, elles sont arrivées l’année suivante quand j’ai arrêté :
L’interprétation.
Les artistes femmes d’Artemisia Gentileschi à l’admission des femmes à l’École des Beaux-Arts de Paris.
Et, L’intime dans l’art contemporain des années 1960 à nos jours.
Ça oui, c’était du sérieux, mais on ne fait pas des livres avec des dissertations. J’avais écrit sérieusement comme beaucoup, pas avec parcimonie. J’avais écrit sérieusement comme beaucoup, pas avec parcimonie. J’avais écrit sérieusement comme vraiment, pas avec des mensonges. J’avais écrit sérieusement comme régulièrement, pas en dilettante. J’avais écrit sérieusement comme réellement, pas en faisant semblant. J’avais écrit sérieusement comme gravement, comme si j’étais complètement atteinte. Mais encore, ce sérieusement résonnait et m’inquiétait, parce que c’était pas simple pour moi l’écriture.
Pour être plus sérieuse j’ai acheté un ordinateur et arrêté les stylos. Et j’ai remis mes lunettes.
Il me fallait tenter d’y mettre de la substance et scrupuleusement ne pas écrire par-dessus la jambe.
Comment des bribes d’enfance, d’adolescence et d’âge adulte, bribes rêvées, fantasmées ou patiemment et soigneusement reconstituées nous permettent-elles de jalonner au plus près tout un parcours foisonnant dans lequel on devient la personne que l’on sait ou devine être ? C’est notamment à cette question – qui se glisse entre littérature et identité – que répond avec une élégance aussi joueuse que sérieuse le joyeusement expérimental « Petite nature » de Stéphanie Garzanti, publié dans la toujours passionnante collection Sorcières de Cambourakis en février 2023. En 36 pièces aux titres tantôt évocateurs (« Sérieusement », quasiment programmatique, « Queer », qui place au centre du jeu, déjà, la question du langage, écrit et oral, appuyé par « Le poids des mots », « Principe de réciprocité », « Répondre à toutes », ou encore « Les premiers mots ») et tantôt plus machiavéliques (« Dit Dalida », « Ce que je dois à Johnny », « Le paon se plaignant à Junon, Jean de la Fontaine, 1668 », « La sublime Puckette », « Orlandaux » ou encore « Protège-moi sous l’ombre de tes ailes et derrière ton ongle en acier »), l’autrice dresse la superbe cartographie mentale d’une trajectoire qui aurait pu prendre place, dans une réalité incertaine, au long de la ligne TGV reliant Montceau-les-Mines (ou plutôt Le Creusot-Montceau-Montchanin, la gare correspondante située à 15 kilomètres de la cité des Montcelliennes et Montcelliens) et Paris, en passant par la Croix-Rousse lyonnaise et par le (pardon, la – vous verrez en plus d’une occasion ici que l’article défini peut être doté par Stéphanie Garzanti d’une significative mobilité) Bois de Vincennes, mais qui prend bien des tours et des détours malicieux pour atteindre son but – qui se construit peut-être lui-même au fil des pages.
Animalium
[…] Si je dois parler des renards de ma vie, je peux dire sans exagérer qu’il y en a trois qui ont plus compté que les autres : Maître Renard à l’école, Renarde à la maison quand j’étais enfant, Foxy aujourd’hui.
J’avais une légère fascination pour cette bête sauvage depuis que mon père m’avait aidée à en dessiner une dans mon cahier de poésie pour illustrer une fameuse fable. Aucun de nous n’avait de facilité en dessin, mais mon père avait de l’animal la connaissance du chasseur et du trait l’habileté de l’adulte. Il avait représenté Maître Renard de profil avec son caractéristique museau pointu, qui le rendait automatiquement rusé, et une queue bien en panache. Je me souviens avoir colorié moi-même cette illustration. Je l’avais complétée avec un arbre un peu rigide, une branche-support biscornue, un corbeau légèrement surdimensionné qui faisait comme une tache_noire, et un camembert impeccable. Le dessin était finalisé, la fable bien apprise, par coeur, bien récitée en classe, évaluée, annotée, notée. Le cahier Poésie avait été rangé avec le cahier English, mes deux matières préférées, ordonné, disposé, classé. Mais l’affaire n’était pas close, c’est que le fox me plaisait, maintenant je voulais un renard. Je voulais un renard comme on veut un poisson_rouge, un guinea pig, un rabbit, un cat, un dog. J’ai bassiné tout le monde avec cette histoire de renard pendant des semaines, si bien qu’on a fini par m’offrir un renard que j’ai appelé Renarde.
Elle était magnifique, son museau bien pointu lui donnait un air vraiment cute, sa queue était touffue plus qu’il ne fallait, son pelage arborait toutes les colors de la forêt en automne, l’ensemble des nuances de_roux, plus_grisonnant sur le dos. J’aimais l’emmener partout avec moi, d’une pièce à l’autre, jusque dans mon bed la nuit, par contre pas tellement à l’extérieur. J’ai passé des heures à caresser Renarde, à l’observer, ses poils_white qui parsemaient régulièrement son dos tout flat. Et je lui parlais. J’avais assez d’imagination pour que la communication s’établisse dans les deux sens. Je lui en ai raconté des stories et toujours elle m’écoutait. Souvent en quittant ma chambre, je la positionnais sous mon bed, toute flat parmi quelques objets délaissés, mon périscope, un ou deux books, mon vase en plâtre, j’avais décidé que c’était la meilleure place pour lui rappeler les sous-bois. Parfois, je l’oubliais là pendant des jours, alors à chaque fois que je la retrouvais, de nouveau, c’était elle que je préférais à mes jouets. Et encore, je repassais de longs moments avec Renarde, mes doigts plongés dans sa fur. Dans ma chambre, sur mon bed, sur mes genoux, ma main, son dos flat. Il arrivait parfois qu’on ne me croie pas quand je disais que j’avais un renard, alors j’étais obligée d’aller chercher Renarde. Je vérifiais qu’elle était présentable, propre, le poil organisé. Je la pressais contre mon body pour descendre les escaliers, ainsi étalée elle était aussi longue que moi. Et une fois en bas, je leur montrais Renarde, mon vrai renard, mon fox. Elle était flat, vidée, sa peau tannée. Sa peau, entière, tout, ses pattes, sa truffe, son ventre doux, son dos flat, sa tail_orange dessus,_white dessous, elle était complète, mais flat. Vraie, mais dead. Serrée contre moi, je la remontais dans ma chambre et lui parlais doucement en la replaçant sous le bed.
Aujourd’hui, je suis encore avec une fox, ma meilleure friend, audacieuse et pourtant craintive, une farouche qui n’est plus tellement wild, pour s’approcher, pour guetter, une furtive, régulière dans ses visites, réclamante comme une child, mais qui une fois repue glapit comme pour dire merci. En période de mue, elle a folle allure avec ses touffes plus longues, une pauvre bête au pelage irrégulier. Je lui laisse, chaque evening, des croûtes de cheese dans le jardin. Je l’appelle quand la night vient. Foxy arrive quand ça lui chante, j’entends son jump, ses griffes contre les brise-vues en bois, elle attend que je sois rentrée avant de sortir de derrière la lavande, elle smells sa gamelle et se régale. Je peux la regarder par la window, elle s’aplatit pour sortir du garden, descend le muret et eats sur la terrasse. Sa tête se relève, ses eyes me fixent, ses pupilles arrondies, la pointe de son museau luisant. Comme tu es lovely Foxy. Elle file derrière la lavande, laissant traîner sa tail terminée par un bouquet de poils clairs. Revient. Eats encore un peu. Une fois le dinner englouti elle tourne autour de sa plate et pisse.
Chaque fois qu’il y a trop de bruit autour de moi, j’essaie de m’extraire des conversations, je me concentre sur mon monde intérieur. Mes compagnes m’attendent déjà, je les entends et j’écoute par petites notes la musique des oiseaux qui a rempli mon cœur ces autres matins dans le bois.
Dans un bel entretien dans Friction Magazine (à lire ici) au moment de la parution de l’ouvrage, Stéphanie Garzanti déclarait notamment : « Pour moi, Petite nature c’est de la littérature expérimentale, c’est une catégorie tellement large que cela permet à peu près tout ! Davantage que de décider d’écrire de l’autofiction, de la poésie, de la théorie, ou autre, je préfère penser qu’on peut y repérer de l’autofictionnel, du poétique, du théorique, du romanesque aussi… et je ne m’inquiète pas de passer d’un genre à l’autre librement à l’intérieur d’un même texte parfois. ». Lectrice et lecteur seront en effet frappés par la liberté fondamentale qui sourd de chaque espace, de chaque interstice offert par ce recueil (ce mot « recueil » dont l’autrice, dans le même entretien, souligne l’heureuse polysémie). Une bonne partie des textes a été initialement produite lors des ateliers d’écriture SupPRESS University Writing animés par Émilie Notéris, et on y trouvera ainsi l’affirmation constante d’un doux refus des contraintes, par rapport à la forme comme aux conventions consacrées par les genres (littéraires, cette fois). L’autrice préfère inventer d’autres guides, habilement drapés de générosité, tels celui ayant trait aux couleurs et à leurs traits d’union – et cette présence paradoxale de la contrainte, simultanément malicieuse et propice, surprend encore moins lorsque Stéphanie Garzanti, en fin d’ouvrage, nous offre en ultime cadeau une liste d’influences qui ne peut à son tour que nous enchanter, puisqu’on y trouve entre autres Joyce Carol Oates, Dorothy Allison, Sam Bourcier, Paul B. Preciado, Jean Rhys, Virginie Despentes, Donna Haraway, Kathy Acker, Gilles Deleuze, Carlo Ginzburg, Chantal Akerman, Angela Carter, Chloé Delaume, Samuel R. Delany, Rita Indiana, Gabrielle Wittkop, ou encore et bien sûr, le grand Antoine Volodine. Héritages audacieux, assumés avec grâce et inventivité, ils donnent discrètement à « Petite nature » une part non négligeable de son charme complexe et décisif.
Tour d’appui arrière
En réalité, je n’entendis pas parler vraiment de ce petit garçon qui tout droit serait devenu un homme. Ce petit garçon que je n’étais pas. Mon père n’avait pas osé mentir à la mairie. Je ne sais pas quand cela a commencé mais c’est sûr que ça relevait de l’intention. Ma mère m’a souvent répété que j’aurais dû m’appeler Frédéric/que sans trop préciser la fin. Pourquoi ils avaient changé d’avis pour me donner un prénom entendu dans une chanson dont les paroles traitaient du divorce, bizarre aussi, je ne saurai sans doute jamais. Je n’ai pas vraiment eu l’impression d’avoir été élevée différemment de si j’avais été un garçon. Chez moi, fille ou garçon, c’était pas la question. L’âge seulement permettait de déterminer si on pouvait utiliser des objets dangereux. Et dangereux c’était l’association de coupant et d’électrique. Donc petite, pas de tondeuse à gazon, pas de tronçonneuse, pas de motoculteur, pas de trancheuse à jambon. Par contre, c’était OK pour poser du papier peint, faire du béton, préparer du ciment pour fixer promptement des piquets métalliques dans un mur, travailler à l’enduit pour les finitions ou transporter du bois. […]
Le changement s’est amorcé quand on m’a mise à la gymnastique. Ça m’a efféminée. Mes cheveux qui avaient toujours été courts ont poussé, il fallait alors les coiffer, les tresser, les plaquer, que rien ne dépasse pour ne pas gêner les mouvements. La pratique de la gymnastique contraint évidemment le corps. Les muscles sont employés d’une certaine manière qui conditionne la croissance et uniformise les silhouettes. Mais il y a aussi la gestuelle spécifique répétée à l’infini pendant l’entraînement qui te discipline et façonne ta manière de te tenir, de te déplacer. La force pure et l’énergie brute sont élaguées progressivement au profit d’une attitude construite autour de la souplesse et de la légèreté. Et on ne se laisse plus tomber, on survole, à fendre l’air de gestes graciles. Le détail qui ne trompe pas c’est la pointe de pied qui doit être tendue en permanence, pas de pied flex en gymnastique. C’est un contrôle de chaque instant qui devient vite un automatisme sauf quand tu acquiers une nouvelle figure ou acrobatie. Quand tu commences à réussir une nouvelle difficulté tu la réalises mal, entièrement certes, sans tomber, mais pas parfaitement, il faudra beaucoup la reproduire encore et encore pour qu’elle s’approche de la perfection où chaque partie du corps sera gainée jusqu’aux orteils.
J’ai développé des compétences de féminité de geste complètement feintes et profondément ancrées : le port de tête, la souplesse dans les doigts, la cambrure excessive et les pointes de pieds bien tendues.
Enchaînement(s). Poser son justo. Sortir du système de jugement qui consiste à te faire évoluer à moitié nue pour évaluer la position correcte de toutes les parties différentes de ton corps. En finir avec le code de pointage.
Pendant longtemps j’ai été une butch contrariée.
Hugues Charybde, le 11/12/2024
Stéphanie Garzanti - Petite Nature - éditions Cambourakis, collection Sorcières
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