Transhumanisme : du rêve au rêvgressif
Un court recueil de quatre mini-essais, incisif et efficace, sur les métavers et les transhumanismes, entre fictions et réalités.
Pour inaugurer la série Les petits cahiers de tendances, co-construite par les éditions de l’Aube et la Fondation Jean Jaurès, nous avons eu le plaisir de voir arriver en juin 2022 un petit ouvrage passionnant, « L’humain augmenté », composé de quatre contributions d’une vingtaine de pages chacune, autour d’une problématique à la fois civilisationnelle et science-fictive, problématique qui se ramifie rapidement comme en témoigne d’emblée le sous-titre choisi ici : « Cyborgs, fictions et métavers ».
Le philosophe Jean-Michel Besnier, avec son « Portrait du transhumaniste », use d’un ton joliment ironique et pamphlétaire pour brocarder l’étroitesse d’esprit (éventuellement paradoxale pour ces capitaines conquérants de nos futurs) des milliardaires de la Silicon Valley adeptes de l’immortalité « augmentée », de moins en moins métaphorique (jetez donc un oeil par exemple à l’excellent « Agora zéro » d’Éric Arlix et Frédéric Moulin), et plus encore de leurs gourous et adeptes, en insistant sur leur myopie, leur manque de profondeur de champ, et leur astucieux mélange, volontaire ou involontaire, de naïveté et de rouerie cynique. Ce qui n’empêche pas hélas la conjonction de ces intérêts faussement philosophiques avec les priorités beaucoup plus terre-à-terre du néo-libéralisme, on l’aura bien compris.
Il n’a jamais bien compris ce que racontent les historiens ou les anthropologues. Pour lui, c’est une évidence indiscutable : l’être humain a toujours voulu se dépasser. Un point, c’est tout. Il se souvient d’avoir écouté une conférence qui traitait de l’origine du culte contemporain de la performance – une conférence qui le mit en rage. L’orateur y soutenait que, jusqu’au XVIIIe siècle, l’ambition de dépasser ses limites et d’établir des records était proprement absurde et même jugée pathologique. Les Grecs applaudissaient sur les stades l’exploit de ceux qui prétendaient approcher des modèles divins, mais ils n’attendaient pas d’eux qu’ils deviennent des dieux. Dans un monde qui excluait l’indéfini du progrès et qui pensait le temps comme circulaire, le plus sage était pour chacun de rester à sa place. Et ce préjugé qui dissuadait de cultiver la performance – ou invitait à la réserver aux héros – eut la peau dure. Toute une littérature hygiéniste, rappelait le conférencier, a incité les hommes pendant des siècles à observer les règles de la médiocrité. L’idée de définir l’humain comme un être indéfiniment perfectible est apparue au siècle des Lumières, et la volonté d’inscrire l’excès au cœur de la pratique sportive a été introduite par Pierre de Coubertin à l’aube du XXe siècle. «Citius, Altius, Fortius » : la devise olympique n’est décidément pas une loi dictée par la nature, et notre auditeur, persuadé de la prédestination de l’humain à augmenter ses performances, aurait bien dû réviser son jugement. À moins de mépriser les leçons de l’histoire…
Il méprisera l’histoire. Car l’heure de « l’homme augmenté » a selon lui sonné, non pas comme un événement culturel, mais comme l’aboutissement d’une nécessité attachée à l’évolution de l’espèce biologique elle-même. Et le voilà donc, émule des technoprophètes de la Silicon Valley, proclamant une nouvelle Renaissance : celle qui nous arrachera à des siècles d’obscurantisme et au diktat des loins naturelles. (Jean-Michel Besnier)
Ariel Kyrou, l’un des plus fins analystes contemporains de la charnière imaginaire, propose dans son « Et si « l’homme-plus » était un « humain-moins ? » une somptueuse lecture-éclair du thème du métavers et du transhumain dans la science-fiction, avec cette prodigieuse culture qu’on lui connaît (vous devez lire dès que possible son remarquable « Dans les imaginaires du futur » si ce n’est déjà fait !), qu’il condense avec brio autour de motifs-clé issus du « Snow Crash » de Neal Stephenson, de la Culture de Iain M. Banks, du « Dernier de son espèce » d’Andreas Eschbach et du « Tè Mawon » de Michael Roch.
Entre les imaginaires de science-fiction et les innovations du numérique, la porosité est forte. Le mouvement de l’un à l’autre se décline dans les deux sens : de la technologie aux fictions qui s’en réapproprient les potentialités ; comme, à l’inverse, de la littérature à l’ingénierie qui s’inspire de ses inventions métaphysiques. Mais avec une différence clé : là où le marketing du numérique ne conçoit ses « augmentations » qu’en mode positif, sur le registre ô combien mensonger du gain sans contestation, les mots des romanciers et romancières cultivent l’ambivalence de leurs trouvailles. Toute « augmentation » sur tel aspect de l’humanité cache forcément, sous un autre regard, quelque « danger » ou même « diminution » de nos êtres. Car, comme le confie à un humain un vaisseau spatial « superintelligent » de notre très lointain futur, selon Iain M. Banks, à propos du « lacet neuronal » dont rêve Elon Musk : « On n’a pas encore inventé de méthode plus raffinée et plus économique pour torturer des créatures comme vous. » Non que l’implant, censé chez Neuralink réparer dans un premier temps des humains psychiquement cassés avant de nous améliorer tous, soit systématiquement destructeur des êtres de chair et de sang dans le cycle de Banks ; c’est simplement que tout écrivain de science-fiction, en quête de justesse dans son anticipation, ne peut céder à la fumisterie hypercapitaliste consistant à considérer toute innovation comme bénéfique par essence. L’artefact augmente le potentiel du meilleur comme du pire. Le philosophe Bernard Stiegler l’a maintes fois souligné : sans être neutre pour autant, l’objet technique est d’ordre pharmacologique, à la fois poison et remède. Car ses effets s’avèrent indissociables d’un contexte d’usage qui lui donne son utilité, justifie de sa nécessité, ou le rend à l’inverse carrément immonde, voire tragique. (Ariel Kyrou)
Diana Filippova, romancière, essayiste, et politiquement active, avec son « Dystopies vs. autofiction : auteur augmenté, roman diminué », a su jouer finement avec les mots du sujet pour nous entraîner sur le terrain du statut des genres littéraires en France, et notamment du côté sulfureux et passionnant des boucles de rétroaction, particulièrement défaillantes chez nous, entre l’aiguillon science-fictif et la littérature dite générale pour parvenir à mieux penser le réel, et donc inventer le futur. Tout en soulignant au passage le mauvais service que nous rend en permanence l’ego surdimensionné, à l’ombre des technopouvoirs qu’elle connaît bien.
Pourquoi la littérature de l’imaginaire, et les dystopies en particulier, nagent-elles en pareille disgrâce dans le milieu de la littérature blanche française ? Quand sommes-nous devenus aussi sérieux et plombants – nous, dont les plumes et la langue engendrèrent des objets littéraires aussi indociles que Jacques le Fataliste, Pantagruel, Les Cent Journées de Sodome ? Pourquoi le reste du monde joue-t-il avec une si grande légèreté avec les genres, tandis que nous, en France, on se pince le nez et on détourne le regard ? Pourquoi le lecteur français dut-il attendre vingt ans avant de pouvoir lire en français ce chef-d’œuvre absolu qu’est L’Infinie Comédie, alors que dans le même temps Gabriel Matzneff recevait le Renaudot pour couronner une carrière naviguant entre diverses restitutions de ses infâmes expériences pédophiles ? Pourquoi faut-il être un Houellebecq pour s’aventurer en toute liberté dans les territoires de l’anticipation, tandis que le moindre récit des tourments du je reçoit des attentions bien souvent excessives ?
Comme ceci est un essai et non une œuvre de fiction, j’ai l’immense joie de déroger au show don’t tell et de te livrer, lecteur, ma réponse brute de décoffrage à ces questions : à la traditionnelle crise du réalisme que traverse le roman en ce difficile tournant de siècle, la réponse apportée en France est une prise de distance répugnée et hautaine avec les dimensions politique et fictionnelle du roman. À l’homme augmenté par sa fantaisie, au texte embrasé par le monde venant y faire intrusion, on préfère la mélodie pépère d’un moi hypertrophié, dont l’accomplissement premier est qu’il colle comme un fantôme importun aux basques de son auteur.
Publier un roman s’apparente dès lors à la création d’un métavers bien à soi où l’on invite l’autre – le lecteur – à prendre le thé. Des petits métavers individuels pour chacun qu’on s’amuse à admirer. Dans mon roman, j’ai appelé ces métavers des chambres d’irréalité. Sauf que dans mon roman, des hackers désobéissants ont inversé la logique en livrant dans ces chambres d’irréalité des bulles du monde réel que les individus obsédés par leur nombril ne peuvent et ne veulent plus voir. (Diana Filippova)
Fanny Parise, docteure en socio-anthropologie, concluant le recueil avec son « Anthropologie de l’humain augmenté en terres virtuelles », affiche en apparence une prudente neutralité, comme celle des outils mis en avant (un habile carré sémiotique de Greimas, notamment), vis-à-vis du double potentiel du rêve éveillé que constitue le « métavers marchand » par rapport au « métavers hacker », mais discrètement, effleurant certaines des conclusions salutaires de McKenzie Wark, elle montre néanmoins l’optimisme déraisonnable de la vision technocapitaliste, bien décidée à toujours ignorer les écueils qui feraient baisser sa valeur.
Les métavers, que ce soit dans l’imaginaire de la pop culture ou dans notre société, ont toujours fasciné. Ils permettent de mettre en tension de grandes dichotomies anthropologiques qui structurent notre perception de la réalité : entre la vie physique et la vie virtuelle, d’un côté, et entre la figure de l’humain ordinaire et de l’humain augmenté, d’un autre côté.
Les métavers offrent la possibilité à chaque personne de s’émanciper de sa condition d’humain ordinaire et de faire exister ses mythes. Avec les avancées technologiques, devenir soi-même un dieu ou un héros n’a jamais semblé aussi simple.
Pour autant, l’ensemble de la population ne partage pas cette vision du monde : le métavers peut également représenter une dérive sociétale, et même conduire à la montée de la technophobie. Car croire au métavers, c’est croire en un mythe, celui non seulement du progrès, mais également celui du paradis perdu : c’est grâce à la technologie et aux mondes virtuels qu’un Éden virtuel s’ouvrira à l’humanité.
Le mythe du métavers représente un système de communication, comme l’expliquait le sémiologue français Roland Barthes, qui permet de faire passer des idées, des valeurs et même d’assurer le maintien de l’ordre social. (…)
Le mythe du métavers repose sur un système linguistique spécifique, celui d’un nouveau monde, présenté comme un Eldorado. L’utopie numérique va donner du sens aux actions quotidiennes et l’univers immersif et virtuel, lui, va donner une illusion de cohérence entre le nouveau monde promis et les initiatives mises en place dans un univers (concert, défilé de mode, etc.).
La signification du métavers se construit alors par la mise en lien entre l’objet (c’est-à-dire l’univers immersif et virtuel) et la double idéologie à l’origine de ce mythe. En fonction de l’idéologie dominante privilégiée par une personne, le métavers sera perçu comme une avancée sociétale ou, à l’inverse, une régression culturelle.
Rien n’a vraiment changé depuis 2021. D’ailleurs, aujourd’hui en 2050, le constat demeure le même : les métavers apportent l’espoir à tout un chacun de devenir un héros virtuel mais ne promettent pas un nouveau monde. (Fanny Parise)
Quatre voix et quatre approches radicalement différentes pour mettre toutefois simultanément en évidence les composantes d’illusionnisme et de détournement d’espérance que contiennent si manifestement certains des rêves techno-capitalistes les plus emblématiques.
L'homme augmenté - Cyborgs, fictions et métavers de Fanny Parise, Ariel Kyrou, Diana Filippova et Jean-Michel Besnier - éditions de l’Aube
Hugues Charybde le 3/09/2022
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Prenez le premier réseau social de la planète (Facebook) et le roman de Mary Shelley (Frankenstein), mixez les deux et vous obtenez Facebookenstein (ou Frankenbook si vous préférez). Souvent dans l'histoire des technologies, on observe un "moment Frankenstein", ce moment où ceux qui ont développé les dites technologies ont l'impression d'avoir fabriqué un monstre et où ils ont aussi l'impression d'être dépassé par leur créature.