L'AUTRE QUOTIDIEN

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Pour s'opposer au poutinisme, il faut un nouvel universalisme émancipateur

L'invasion de l'Ukraine fait partie d'une offensive à grande échelle d'un régime autoritaire animé par la sinistre conviction qu'il doit refaire tout l'ordre mondial à son image. Cette offensive n'est pas dirigée contre un seul pays, mais contre tout ce qui, aux yeux de Poutine et de ses partisans, incarne « l'Occident dégénéré ». Cela inclut, en particulier, la « décadence sexuelle », c'est-à-dire l'homosexualité, et la soi-disant idéologie de genre, ainsi que la prétendue désintégration des « valeurs culturelles traditionnelles ». À la base de cela se trouve une idéologie ouvertement fasciste, comme l'a souligné à juste titre le sociologue moscovite Greg Yudin.

Lorsqu'il s'agit de la lutte pour l'émancipation sociale, il devrait naturellement aller de soi de s'opposer au régime de Poutine. Mais en même temps, cela risque de mettre les tenants de l'émancipation dans la même ligue que ceux qui assimilent la lutte contre l'autoritarisme à la défense des valeurs dites universelles de démocratie, de liberté et d'économie de marché. Ceci est problématique non seulement parce qu'un tel front uni comprend également des forces qui ne sont pas elles-mêmes exemptes de tendances antidémocratiques, mais aussi parce qu'il supprime le fait que cet universalisme tant vanté a depuis longtemps été discrédité, dans la pratique, par ses propres vilains réalité, celle-ci étant elle-même l'un des facteurs essentiels contribuant à l'offensive mondiale de l'autoritarisme.

Les valeurs libérales-démocratiques ne sont universelles qu'au niveau de leur attrait purement abstrait. Cependant, leur base matérielle, une société basée sur la production marchande, repose sur des exclusions systématiques et la division de la société en gagnants et perdants. Cette réalité matérielle dément donc invariablement toute prétention abstraite à l'universalisme. La société marchande est en effet universelle, mais seulement dans le sens où sa dynamique sociale écrasante et englobante a réussi à s'imposer sur l'ensemble de la planète. De plus, en même temps, il s'agit d'un universel qui n'est effectif dans un sens positif que pour une minorité nettement particulière : seule une partie relativement faible de la population mondiale peut, sous les diktats de la production marchande, vivre quelque chose comme une vie raisonnablement adéquate et sûre et jouir même de l'accès le plus rudimentaire à ce qui est promis dans toute Charte des droits de l'homme. Et ce mode de vie strictement minoritaire, tout sauf universel, repose, simultanément, sur le pillage impitoyable des ressources naturelles de la planète.

Entreprise dans le sillage de la césure de 1989, la tentative d'établir un soi-disant Nouvel Ordre Mondial sous l'égide de la démocratie et d'une économie de marché libre devait donc mener au désastre. Une fois que les projets de modernisation capitaliste d'État récupérateur, menés sous les auspices idéologiques du socialisme, ont échoué, l'offensive néolibérale qui a suivi dans les années 1990 a, à son tour, laissé un sillage de dévastation sur de grandes parties du monde. Dans les ruines de ces tentatives de modernisation ratées, ont surgi des régimes kleptocratiques et autoritaires qui, souvent aux côtés de mouvements religieux fondamentalistes, ont aussi contribué pour leur part à la désintégration progressive des sociétés qui leur ont fourni leur sol initial. Lorsque les tendances déclenchées par ces sociétés effectivement défaillantes sont devenues trop menaçantes pour les intérêts des puissants États occidentaux, le résultat a été une intervention militaire directe. Mais cela n'a fait le plus souvent qu'aggraver la situation. Voyez, surtout, l'invasion américaine de l'Irak en 2003, qui n'a fait que dévaster davantage un pays déjà meurtri, déstabilisant toute la région et la plongeant dans un état de guerre encore plus prolongé.

Le régime de Poutine a également émergé à la suite de la désastreuse transformation néolibérale et radicale du marché de la Russie, mais avec la différence significative qu'il a réussi à restaurer une relative stabilité dans le pays. Poutine a pu s'appuyer sur des forces importantes au sein des appareils de sécurité et militaires et a largement réussi à mettre sous son contrôle les soi-disant oligarques russes, qui s'étaient considérablement enrichis lors des privatisations sauvages des années 1990. Bien que ces derniers aient été autorisés à continuer à faire des affaires, ils ont dû reconnaître l'autorité de l'État et céder une partie de leurs bénéfices dans le but de produire une légitimité pour le régime. Avec la hausse des prix de l'énergie, les salaires dans le grand secteur public ont pu à nouveau être payés à temps, tout comme les retraites et certains transferts sociaux. Les infrastructures ont été modernisées,

Cela explique la popularité soutenue de Poutine, qu'il a obtenue en supprimant l'opposition et en entreprenant une restructuration autoritaire de l'État et de la société. Mais il a également obtenu un large soutien populaire en promettant de redonner à la Russie son statut d'antan de grande puissance, prête à dominer une "Union eurasienne". À la base de cette idéologie se trouve clairement la volonté de venger et d'apaiser l'ignominie profondément ressentie que la chute de l'empire soviétique et la période de transformation du marché libre qui a suivi ont évoqué pour de nombreux Russes. C'est le fondement subjectif de la mégalomanie nationaliste pro-Poutine et d'un ressentiment profond correspondant dirigé contre "l'Occident".

Les efforts visant à expliquer l'assaut contre l'Ukraine comme une réaction aux prétendues provocations de l'OTAN ou des États-Unis sont trompeurs et inadéquats. Le recours de Poutine à l'agression pure et simple obéit à une volonté très différente, plus profonde, qui peut en effet avoir été renforcée par la politique étrangère occidentale mais n'a pas été générée par elle. Ce sont souvent précisément les prétendants qui perdent dans la concurrence capitaliste au niveau des États et des empires (ou ces prétendants qui se sentent perdants) qui mobilisent les énergies les plus fortes et les plus régressives — énergies visant à restaurer un statut auparavant puissant, ou à moins à se venger des vainqueurs (ou de leurs mandataires) - même au prix d'une destruction mutuelle. Cela explique aussi la grande popularité de Poutine dans les rangs de la droite et de l'extrême droite à travers le monde. Leur ressentiment se nourrit de sources qui sont sensiblement les mêmes. Elle découle de griefs identitaires causés à leur tour par la perte réelle ou perçue d'une position de pouvoir dans la société.

Le masculinisme prononcé que représente Poutine doit également être considéré dans ce contexte. Car la perte de pouvoir impacte l'identité située au cœur du sujet masculin dans la société bourgeoise, définie d'abord par l'affirmation de soi dans la compétition tous azimuts et sécurisée par la construction d'une féminité subalterne, imaginée pour représenter l'exact pôle opposé de cette forme masculiniste de formation du sujet. De nombreux hommes à travers le monde continuent de réagir avec une extrême agression à l'affaiblissement de cette hiérarchie binaire des sexes par les mouvements féministes et par les changements économiques structurels des dernières décennies. L'enjeu ici est le noyau le plus profond de ce sentiment masculiniste de soi - défendu avec acharnement, comme on peut le voir très clairement dans l'augmentation effroyable de la violence sexuelle dans le monde. En ce sens aussi, Poutine représente une figure idéale pour ces hommes qui s'identifient de cette manière régressive. Il représente le perdant masculin qui se bat contre la dissolution de la hiérarchie des sexes bourgeoise mais qui est politiquement et militairement assez puissant pour mener cette lutte avec succès.

Cette vision du monde régressive, qui combine l'autoritarisme, le masculinisme et une politique identitaire d'agression, n'est cependant pas extérieurement opposée aux valeurs tant invoquées de démocratie et de liberté, mais forme plutôt leur revers irrationaliste. Il est urgent de garder cela à l'esprit, surtout compte tenu du conflit actuel en Ukraine. Dans la mesure où le public occidental est persuadé d'interpréter cette dernière comme le simple choc de deux systèmes de valeurs opposés, la menace autoritaire est amenée à apparaître, à tort, comme quelque chose d'étranger qui fait irruption dans le monde des démocraties libérales de l'extérieur. Un coup d'œil sur le mouvement de masse d'extrême droite, ouvertement autoritaire et néofasciste dirigé par Trump aux États-Unis soi-disant libéraux-démocrates, un mouvement très probablement sur le point de prendre le contrôle du Sénat américain plus tard cette année,

Une vision euphémique de la démocratie libérale favorise plusieurs tendances inquiétantes. Premièrement, la tendance à une sorte de culturalisation en miroir du conflit ; parler de « valeurs occidentales » est lui-même déjà problématique car il suggère, à tort, que celles-ci possèdent un caractère culturellement spécifique. Deuxièmement, une tendance croissante à la fermeture et à l'auto-isolement des sociétés du noyau capitaliste, d'où un accent défensif encore plus rigide sur la surveillance des frontières combiné à des exacerbations toujours plus poussées de la démagogie nationaliste. Et troisièmement, enfin, la militarisation pure et simple de la société (par exemple, par des politiques de réarmement intérieur et des dépenses militaires encore plus importantes) ainsi qu'une re-masculinisation concomitante, déjà mise en évidence dans l'héroïsation sensationnaliste de la résistance ukrainienne par les médias populaires.

La bataille contre l'autoritarisme ne peut être gagnée de cette manière. Au contraire, en suivant cette voie, les sociétés du soi-disant Occident en viennent de plus en plus à ressembler à leur propre ennemi extériorisé, et le prétendu universalisme des valeurs libérales-démocratiques s'avère une fois de plus être un mensonge. Les libertés relatives offertes par la vie dans les centres capitalistes doivent, bien sûr, être défendues contre toute menace autoritaire. Mais cela ne peut se faire qu'en débarrassant ces formes de vie de la logique de la société marchande et en les poussant ainsi au-delà d'elles-mêmes. Ce qu'il faut, c'est la solidarité transnationale de toutes ces forces sociales qui aspirent à se défendre contre l'autoritarisme et en même temps la fin de la marchandisation radicale du monde. Notre besoin le plus urgent est celui d'un nouvel universalisme d'émancipation sociale.

Publié à l'origine dans Jungle World 14/ 2022 vom 7.4.2022. Écrit par Norbert Trenkle. Traduit par Neil Larsen .