Merci patron !
Une puissante plongée dans les creux politiques et intimes du terrain patronal, sous toutes ses formes et ses variations, avec de précieuses clés de compréhension de certains visages du capitalisme contemporain.
Spécialiste à ses débuts de l’apprentissage du suffrage universel dans la vie politique et dans la société civile françaises, le sociologue Michel Offerlé, notamment professeur à l’École Normale Supérieure, s’est affirmé depuis plus d’une dizaine d’années comme l’un des plus fins connaisseurs de la sociologie des patronats en France, et ce, dès son « Sociologie des groupes d’intérêt » de 1994, trouvant un aboutissement provisoire avec son « Sociologie des organisations patronales » de 2009 et son « Histoire du MEDEF » de 2013.
Avec ce « Ce qu’un patron peut faire », sous-titré « Une sociologie politique des patronats », il nous offre en 2021, dans la collection NRF Essais de Gallimard, une redoutable analyse de l’évolution et de la situation actuelle de l’engagement politique des dirigeants d’entreprise, engagement collectif aussi bien qu’individuel, sous toutes ses formes, des plus évidentes en apparence aux plus subtiles.
Les patrons, dans leur grande majorité, se disent incompris et mal aimés. Comment peut-on écrire pour se faire comprendre d’eux ? Certains chefs d’entreprise, parmi les plus grands, affichent actuellement, en leur nom propre et en celui de leur entreprise, une bonne volonté réformatrice en faisant part de leur intention de réduire les inégalités, de préserver la planète, de prendre leurs responsabilités : la coalition Business for Inclusive Growth (dire B4IG) proclame « Milton Friedman, c’est fini », le programme des entretiens de Royaumont 2019 interroge : « Le capitalisme peut-il être responsable ? », le 6e sommet de l’économie de 2019 propose de « Réinitialiser le capitalisme ». Et les grandes entreprises s’affichent : « Quand Nexity s’engage pour le climat, c’est du concret », « Agissons pour la révolution de l’alimentation » (Danone), « Première banque mondiale sur l’environnement » (Société Générale), « Construire un monde résilient » (Axa), « Heudebert, croustillez avec une marque engagée », Vinci dit « faire œuvre utile » en associant son nom à la reconstitution de la Grotte Chauvet, et Fabrice, ingénieur en développement Java / Java EE, nous confie sur une pleine page du Monde : « Grâce à la Fondation Francis Bouygues, j’ai pu envisager mon avenir sereinement. » L’entreprise sera joyeuse, libérée, délibérée, altruiste, le capitalisme, responsable, patient, durable, réinitialisé, bienveillant, soutenable, un « conscious capitalism » et l’économie, circulaire, inclusive, empreinte de réciprocité, à la recherche du bien commun. Il n’est plus question d’accepter « le monde tel qu’il est ». Cet enthousiasme réformateur a été décuplé en contrepoint de la crise sanitaire, économique et sociale de 2020.
Comment écrire sur les patrons pour se faire comprendre de lecteurs et de collègues qui pensent savoir ce que sont et font les patrons, sans nul besoin des services d’un sociologue pour expliciter ce qui va de soi ? Les patrons ont suffisamment de canaux et de porte-parole sans qu’il soit besoin de leur donner encore la parole.
La sociologie serait d’abord une manière d’écouter ceux qui sont peu audibles dans les débats médiatiques de société et de donner voix à ceux qui n’en ont pas. On prendra le pari que la sociologie, c’est aussi rendre compte de toutes les parties du monde social, tenter de « vivre toutes les vies » comme l’écrivait Flaubert, « d’entrer dans la vie des autres » (Bourdieu, 1992) et se poser la question en toutes circonstances, comme le faisait Goffman : « Qu’est-ce qui se passe ici ? » (Goffman, 1991)
Nous allons donc nous demander Ce qu’un patron peut faire.
Il sera question des patrons dans toutes les acceptions du terme (les petits, les grands, les moyens, les hauts), les artisans, les chefs d’entreprise, les entrepreneurs, les managers, les dirigeants. Il s’agira de rendre de l’épaisseur et de la complexité aux mondes patronaux, trop souvent vus sous la focale du seul grand patronat et du néolibéralisme.
Il sera question de politique dans tous les sens du terme. Car la condition de patron est en elle-même une question politique en France. Car les gouvernants ont besoin d’afficher de bons résultats économiques et donc d’accorder une attention prioritaire à ce qui peut les faire fluctuer. Et parce que des patrons, sous des modalités différentes, directement ou indirectement, interviennent en politique en contribuant à la construction des problèmes publics, en intervenant dans la « vie de la Cité », développant un classwide business focus, en agissant par leurs défections et par leurs mobilisations (feutrées ou sonores), ou en imaginant d’autres manières de produire ou de diriger (ce qu’on appelle l' »entrepreneuriat engagé ») ; aussi parce que certains d’entre eux revendiquent de participer à la conquête et à l’exercice du pouvoir en tentant de « managérialiser » le métier politique.
Il s’agira de résoudre ainsi une triple énigme.
Pour conduire son investigation dans les plis et les replis de cette triple énigme (que l’on décrirait ainsi, pour simplifier : 1) sur les liens construits entre pouvoirs politiques et pouvoirs économiques ; 2) sur les moyens différents de ceux des autres groupes sociaux qu’ont les patrons pour faire valoir leur point de vue, individuel ou collectif ; 3) sur les entités abstraites qui surplombent les patrons concrets), Michel Offerlé nous entraîne sur les chemins patiemment parcourus par ses soins et par ceux des équipes de recherche partageant ce terrain depuis plus de dix ans, chemins qui incluent de nombreuses rencontres, formelles et informelles, avec des « patrons », des entretiens approfondis (dont certains verbatims seront particulièrement subtils, savoureux ou intrigants), des participations à des réunions de syndicats et d’associations professionnelles, des modalités d’adaptation spécifique à réaliser sur l’habituelle trilogie hirschmanienne (« Exit, Voice, Loyalty »), des précautions d’approche aussi, tant est potentiellement gigantesque l’espace de malentendu entre le sociologue et cette population bien particulière, jusques et y compris dans son hétérogénéité.
Selon la lectrice ou le lecteur, selon la visée initiale qui sera la vôtre à l’approche de cet ouvrage, certaines parties seront plus intéressantes que d’autres – sachant que l’auteur a fui avec raison tout sensationnalisme de la révélation personnelle, malgré les réelles confidences parfois obtenues de certains de ses interlocuteurs (et plus rarement interlocutrices, le monde patronal restant très majoritairement masculin encore aujourd’hui) : des courriers personnels adressés au Président de la République française sur le mode de la complainte ou de la requête aux évitements et contournements fiscaux, de la « gestion » des salariés aux concurrences faussées, des modes diversifiés de protestation collective et d' »usage de la rue » (depuis les actions de Pierre Poujade en 1953-1957 jusqu’à la rusée mascarade des « Pigeons » en 2012, déguisant quelques centaines d’employés de fonds d’investissement et de banques d’affaires en « entrepreneurs », pour ne citer que deux exemples extrêmes de ces mobilisations « collectives ») aux manifestations suréquipées orchestrées par les grandes organisations patronales, des notions fort ambiguës de « patrons de gauche » à celles, beaucoup plus claires en général de « patrons de droite » (voire, plus récemment, de « patrons d’extrême-droite », dans la discrétion relative), le terrain parcouru au fil de l’étude est proprement gigantesque, que l’objet du débat soit l’entreprise elle-même (terrain sur lequel la légitimité des « patrons » à s’exprimer serait a priori d’emblée légitime) ou divers sujets économiques pour lesquels la frontière entre le corporatisme global, au fond logique, et la défense d’intérêts particuliers, sur le mode du lobbying exacerbé, est souvent floue et mouvante.
Ce livre entend répondre par l’enquête aux « énigmes » que nous avions levées : « Qu’est-ce qu’un patron peut faire ? », « Qu’est-ce que des patrons peuvent faire ? », « Qu’est-ce que les patrons peuvent faire ? », « Comment investissent-ils la et le politique ? ». Et en quoi cela est-il important pour comprendre empiriquement le capitalisme contemporain et les évidences patronales sur le monde social.
Effleurant souvent, fatalement, la sociologie des riches et des ultra-riches, à l’image des travaux historiques de Michel et Monique Pinçon-Charlot (par exemple avec leur « Sociologie de la bourgeoisie », plusieurs fois actualisé entre 2000 et 2016, ou leur « La violence des riches » de 2013), Michel Offerlé poursuit avec détermination un tableau analytique qui parvient à rendre compte à la fois de la grande diversité du « patronat » derrière les clichés possibles, de la relative homogénéité de certains objectifs « politiques » dès lors que sont concernés les réflexes spinaux de cette catégorie socio-professionnelle alor beaucoup moins disparate, de la gestion complexe des opinions individuelles « minoritaires » en matière d’engagement politique, de la morgue technique qui habite une partie de cette population (se voulant dépositaire naturelle de l’efficacité et du pragmatisme), ou encore de l’extrême diversité des outils de maîtrise technico-culturelle dont elle dispose (ou pas) dans le champ politique. Une lecture extrêmement précieuse pour qui veut mieux saisir certains enjeux tout à fait contemporains du capitalisme tardif, appliqué dans le détail de celles et ceux qui seraient ses serviteurs les plus zélés, mais pas uniquement cela, loin s’en faut.
Hugues Charybde le 21/06/2021
Michel Offerle - Ce qu’un patron peut faire - éditions Gallimard
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