Sur Israël. Par André Markowicz
D’abord, il y a la malédiction de la proportionnelle, qui est considérée par d’aucuns comme le système de vote le plus juste, puisque chacun est représenté à hauteur de ses votes, mais qui, dans les faits, se traduit par une dictature des petits partis, dès lors que jamais aucun des grands n’a la majorité à lui tout seul, et que, tous, ils sont, par une surenchère constante, dans la quête des voix d'alliés susceptibles de leur donner une majorité ne serait-ce que relative. Et donc, en Israël, dans une droitisation toujours plus radicale du discours des partis dit « normaux » qui peuvent prétendre exercer le pouvoir. La proportionnelle, dans les faits, c’est le contraire de la démocratie.
Et puis, il y a ce qui se passe sur le terrain, jour après jour, c’est-à-dire le grignotage, maison à maison, des territoires sur lesquels vivent encore les Palestiniens qui sont les habitants natifs de cette terre — je veux dire de ceux dont les familles ont toujours vécu ici, depuis je ne sais combien de temps. Ce grignotage se fait, au sens strict, maison après maison, champ après champ, par des programmes d’expulsion au nom, par exemple, de l’assainissement, ou de la reconstruction de vieux bâtiments (bâtiments qu'on laisse très sciemment se délabrer jusqu'au moment où ils menacent ruine, même s'il y a des gens qui vivent dedans), ou simplement en préemptant les terres ou les propriétés, ou en faisant en sorte que ces propriétés ne soient, dans la vie quotidienne, plus vivables, pour des centaines de raisons différentes. Et je ne parle pas, naturellement, du mur dit de "sécurité" et des postes de contrôles, et des transports séparés. Et je ne parle pas de l’impuissance organisée de ce qu’on appelle « l'Autorité palestinienne » qui n’a absolument aucune autorité, aucune autonomie réelle (là encore, ne parlons pas des textes de lois — considérons les faits).
Et puis, ce n’est pas seulement jour après jour, mais, comme dans une longue maladie, il y a des paliers. Et ces paliers, ce sont des provocations, — des choses, on pourrait croire, insignifiantes, comme, cette fois-ci, les agissements de Ben Dvir, député kahaniste, d’extrême-extrême droite, qui ne doit son existence qu’à la proportionnelle, parce que, c’est l’évidence, 95% des gens qui votent en Israël ne partagent pas ces idées... et ce sont les 5% qui décident. Et, là, à un moment, ça éclate. Et la colère des gens — surtout celle des jeunes — jaillit, hors de contrôle.
L’autorité palestinienne, naturellement, ne peut rien. Et, à Gaza, les fascistes du Hamas, tout de suite, se saisissent de l’occasion, et bombardent les civils en Israël, parce que le Hamas est le meilleur combattant de l’extrême-droite israélienne au pouvoir — meilleur d’autant plus que, j’en suis sûr, c’est un agent gratuit. Je veux dire, ce n’est pas le Mossad qui paie les roquettes. Non. Ces roquettes sont achetées sur le dos de la population déjà misérable de Gaza, de cette population qui est une espèce d’immense prison à ciel ouvert — une population dans laquelle l'islamisme a une emprise de plus en plus puissante, parce que toutes les autres forces possibles sont étouffées, et qu'il n'y a que les religieux à offrir une structure, une vision du monde cohérente (ce qui est le propre du fascisme). Et donc, oui, c’est hors de contrôle, sauf que, naturellement, la violence de la réponse israélienne est implacable, et, au résultat, après je ne sais pas combien de morts (toujours dix fois du côté des civils palestiniens que des civils israéliens — mais chaque mort de civil est un scandale, une tragédie), ce sont les Palestiniens qui voient leur vie devenir de plus en plus insupportable, qui se voient, jour après jour, à chaque instant, réduits au désespoir.
Israël applique donc, en réalité, au quotidien, une politique d’apartheid, et transforme les quelques enclaves palestiniennes qui restent encore en bantoustan. — Aujourd’hui, et nombreux sont ceux qui le disent depuis des années, la paix est impossible pour une raison tout simple : il ne peut plus y avoir d’entité palestinienne (étatique ou pas). Aucune entité ne pourrait vivre sur les lambeaux de terre (généralement privées d’accès direct à l’eau) qui ne sont pas encore la proie des colons. Il ne peut y avoir qu’une issue : le départ volontaire des Arabes, ou leur expulsion (à supposer que les Etats voisins veuillent d’eux, ce qui n’est évidemment pas le cas). Parce qu’il n’y aura pas d’état laïc. Il n’y a qu’un Etat juif, religieux, avec un pouvoir toujours croissant, par la pente naturelle de tout fanatisme, lequel demande toujours plus sans quoi il s'étiole — c’est-à-dire un pays où ceux qui ne sont pas juifs sont, dans le meilleur des cas, des gens suspects, et, pour la plupart, des fauteurs de trouble. Des gens qui mettent en danger le dogme suprême « la sécurité de l'Etat d’Israël ». La sécurité des gens, de tous les gens, juifs et non-juifs, on n’en parle peu. On parle de la sécurité de l'Etat.
Et le monde laisse faire, avec quelques condamnations timides et vite éteintes. Il laisse faire, alors que cette horreur est une des raisons les plus évidentes du développement d’un islam du ressentiment et de la haine (et donc qu’elle met en danger la sécurité du monde entier) — disons une des excuses pour son développement. Il laisse faire parce qu'Israël a su accaparer la mémoire de qu’on appelle aujourd’hui Shoah, et que ce nom définitivement a transformé le génocide en sacrifice de millions et de millions pour créer l'État d’Israël, — aussi parce qu’aucun état occidental, juste après guerre, n’a jamais envisagé d’offrir un havre aux survivants qui, rentrant chez eux quand ils trouvaient encore un chez eux, se faisaient accueillir à coups de fourche par leurs anciens voisins.
L'Afrique du sud était un état paria. Israël est un pays ami. Cette amitié-là repose sur une base terrible : sur l'ombre du nazisme. Et c'est sans doute pour ça que je vois tellement de mes amis à moi arborer des drapeaux blancs et bleus, refuser de voir ce qui se passe en vrai et affirmer leur soutien... Leur soutien à quoi ? À un pays qu'ils refusent de voir comme raciste parce que les Juifs, censément, victimes d'une telle monstruosité ne peuvent pas être racistes. Ils oublient que les victimes des nazis, ce ne sont pas les rabbins fanatiques qui, aujourd'hui, font la loi à la Jérusalem, ou les colons racistes, mais, à l'extrême rigueur, leurs petits-enfants. Mais les Juifs, comme n'importe qui, peuvent être tout ce qu'on veut. Il suffit que le système le permette. La démocratie israélienne, construite sur la proportionnelle intégrale, non seulement permet le racisme, mais le nourrit, surtout quand le pouvoir est tenu par quelqu'un qui, comme Netanyahou, au nom de ses propres (ou très sales) intérêts, est prêt à toutes les compromissions, à toutes les forfaitures.
André Markowicz, le 15 mai 2021
Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses célèbres posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime, entre deux travaux littéraires, sur les "affaires du monde". Nous lui en sommes reconnaissants.