Pérou : la surprise du succès d’une gauche "étrange" contre la vieille droite

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Les élections présidentielles du 11 avril ont montré la crise profonde du système politique péruvien et l'implosion des partis politiques. Dans ce contexte, le succès que personne ne voyait venir d’un syndicaliste enseignant, Pedro Castillo, passé en quelques mois de campagne de 3% d’intentions de vote à 19,85% de votes en sa faveur au premier tour, six points de plus que la candidate de droite Keiko Fujimori, fait de lui le nouvel homme à suivre de la gauche latino-américaine. Clairement “populiste de gauche”, pour reprendre la définition d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, opposé sur les questions sociétales à l’autre candidate de gauche, Verónika Mendoza, féministe et pro-LGBT, se déclarant fièrement “gauche paysanne” contre la “gauche caviar” des villes, défenseur du Venezuela bolivarien, Pedro Castillo devra trouver une alliance avec les couches moyennes urbaines pour gagner le second tour début juin.

Le dernier sondage Ipsos publié dans le journal El Comercio une semaine avant les élections législatives péruviennes prédisait pourtant de tout autres résultats. Il voyait cinq concurrents pour la première place dans un mouchoir de poche : les candidats Yohny Lescano (12,1%), Hernando de Soto (11,5%), Verónika Mendoza (10,2%), George Forsyth (9,8%) et Keiko Fujimori (9,3%). Comme l'a souligné le politologue Carlos Meléndez, le scénario nous présentait des «mini-candidats»: des politiciens qui se disputaient la présidence de la République avec moins de 10% du soutien de l'électorat.

Les votes du 11 avril ont cependant placé le candidat de “Pérou Libre” (gauche), Pedro Castillo, à la première place avec 19,85%, six points de plus que Keiko Fujimori, la candidate de “Fuerza Popular” (droite), qui a obtenu 13,37%. Cette large victoire que personne n’attendait d’un ancien membre du syndicat de la profession enseignante a été la grande surprise de la journée. Le instituts de sondage lui attribuaient 3% des voix au début de la campagne électorale. Son ascension éclair a commencé début avril, mais il a atteint le peloton qui se battait pour le second tour dans les jours précédant les élections, selon différents sondages qui n'ont pas pu être publiés par les médias en raison de restrictions réglementaires.

La campagne électorale péruvienne s'est déroulée au milieu d'une crise politique, sanitaire et économique. Une grande partie de la population estime que, une fois de plus, ils doivent choisir le «moindre mal», sans enthousiasme donc. Divers facteurs ont été déterminants dans ce panorama.

Désaffection politique

Si la dissolution constitutionnelle du Congrès de la République à majorité Fujimori, promue par l'ancien président Martín Vizcarra en novembre 2019, a fait croire à la population - qui a majoritairement soutenu la mesure - que l'étape de la confrontation entre les pouvoirs touchait à sa fin, on en était en réalité encore loin. En novembre 2020, le nouveau Congrès a destitué Vizcarra du poste de président de la République, après que des accusations selon lesquelles il avait reçu des pots-de-vin pendant son mandat au sein du gouvernement régional de Moquegua aient été relayées par différents médias. 

L'instabilité politique du pays a été extrême. Au cours des cinq dernières années, le pays a eu quatre présidents et deux assemblées ! En outre, au cours de la même période, plusieurs dirigeants politiques et anciens présidents ont été impliqués dans des affaires de corruption, ce qui n’a pas aidé le peuple péruvien à retrouver la confiance en ses responsables politiques, dont la probité n’est pas le point fort. Et depuis toujours.

Les cas les plus notoires sont ceux d'Alan García, qui s'est suicidé avant d'être arrêté dans le cadre des enquêtes sur l'affaire Odebrecht, et d'Alejandro Toledo, qui se trouve aux États-Unis, pour fuir la justice péruvienne. Les ex-présidents Pedro Pablo Kuczynski et Ollanta Humala, ainsi que la dirigeante de “Fuerza Popular”, Keiko Fujimori, ont également des procès en cours. Cette dernière, fille de l’ancien président Alberto Fujimori, actuellement en prison pour crimes contre l'humanité et à huit ans pour corruption, risque par exemple à son tour 30 ans de prison pour blanchiment d'argent présumé.

Le dernier à rejoindre la liste a été Martín Vizcarra. Plusieurs scandales de corruption lui sont tombés dessus depuis la mi-2020, alors qu'il était encore président. Vizcarra était l'un des politiciens les plus populaires de ces dernières années. Lorsqu'il a quitté ses fonctions, déjà interrogé par la justice, il jouissait encore d’une approbation de 77% dans les sondages de popularité. C'était un homme politique qui, sans parti ni alliances, ne pouvait gouverner qu'avec le soutien populaire, en promettant qu'il améliorerait la classe politique en éliminant la corruption. 

Lors des manifestations de novembre 2020, après son départ, le cri de " Dégagez tous ! " a été entendu maintes et maintes fois. Un sondage d'opinion montre que, lors de ce cycle de manifestations, environ 60% de la population a estimé qu'aucun politicien ne les représentait. Dans le même temps, la demande de modification de la Constitution - jusque-là soulevée par des secteurs sociaux réduits - augmentait et, en décembre 2020, elle a été approuvée par  97%  des Péruviens (parmi ceux qui ont reconnu la nécessité de le modifier et ceux qui se sont engagés à en écrire un nouveau). Les citoyens ont demandé des changements structurels que le nouveau gouvernement de transition n'a pas pu faire. «Nous n'avons ni la légitimité ni le temps de modifier la Constitution» a été l'une des premières déclarations de Francisco Sagasti à la tête de l'Etat, après avoir été nommé pour remplacer Vizcarra. 

En revanche, aucun candidat à la présidentielle n'a pu se positionner politiquement et convaincre que son programme résoudrait les problèmes d'une population touchée par la pandémie et l'instabilité politique. La candidate de gauche Verónika Mendoza et Julio Guzmán, du parti “Sagasti”, étaient deux personnalités politiques qui avaient de grandes opportunités de percer ces derniers mois, mais pour des raisons différentes, cela ne s’est pas fait.

La désaffection politique est devenue évidente en février 2021. À ce moment-là, les sondages nous parlaient déjà de «mini-candidats». En février 2020, le seul candidat à la présidence de la République qui a dépassé les 10% d'intention de vote était George Forsyth, ancien footballeur et ancien maire. Parti de 11% d'intention de vote, ce pourcentage diminuait à chaque nouveau sondage. Si Forsyth cherchait à se positionner comme un nouveau visage et à l'écart de la politique, le peu de contenu du discours qu'il a développé dans les débats a fait douter les électeurs. Il a fini à 9%.

Dans ce contexte, avec un soutien de 19% de l'électorat, Castillo se révèle de loin le candidat le plus soutenu du pays. Depuis que la Constitution politique de 1979 a institué le second tour des élections à la présidence de la République, le vainqueur du premier tour électoral avait toujours obtenu plus de 30% de soutien populaire. Mais dans un contexte d'énorme fragmentation, Castillo est devenu le vainqueur du premier tour avec le moins de soutien électoral de l'histoire (qui tombe encore plus si l'on considère que 19% sont sur des votes valides et des électeurs effectifs: l'abstention atteint près de 30%, et les votes nuls et blancs dépassaient 17%). Ce candidat surprise se profile comme celui qui propose les changements les plus ambitieux , en pariant sur la fin des trois décennies de politique néolibérale dans le pays.

La parole de l'enseignant

La première fois que les médias nationaux ont fait référence à la campagne de Castillo, c'était le 10 mars. L'élection était dans un mois et le candidat avait une intention de vote de 3%, selon le sondeur Ipsos. Il avait été arrêté par la police pour avoir généré une agglomération de personnes lors d'un rassemblement politique sur la Plaza de Armas de Mazuko, dans la région de la jungle de Madre de Dios. Avec cette anecdote, les médias grand public ont à nouveau regardé le protagoniste de la grève des enseignants de 2017, qui pendant 75 jours a été suivie par environ 250000 enseignants sur un service public total de 340000 enseignants. La grève des enseignants que Castillo a menée en tant que chef du Comité de Lucha de las bases regionales del Sindicato Unitario de Trabajadores en la Educación del Perú (SUTEP), contre la direction du syndicat, elle n'a obtenu aucun avantage concret pour le syndicat, mais elle est devenue l'une des plus grandes manifestations sociales des dernières années.

Castillo est instituteur dans une école publique située dans la province de Chota, dans la région nord de Cajamarca, où il est né. Il fait également partie des “veilles paysannes”, les organisations autonomes qui sont nées dans les années 70 dans les endroits les plus reculés du pays, en réponse au manque de présence institutionnelle de l'Etat, pour rendre justice dans chaque communauté, qui ont limité l'entrée de groupes armés tels que le Sentier lumineux.

Bien qu'il ait été actif pendant plusieurs années au sein du parti “Peru Posible” de l'ex-président Alejandro Toledo, Castillo s'est porté candidat au parti “Peru Libre”, parti politique fondé en 2007 en tant que mouvement régional, qui se définit comme «de la gauche socialiste qui réaffirme ses choix idéologiques, politiques et programmatiques actuels (...) qui remettent non seulement en question le centralisme forgé par les partis de droite, mais aussi l'indifférence de certains partis capitalistes de gauche qui, avec leur neutralité “démocratique” , ont permis la consolidation du néolibéralisme dans notre patrie». Ils se présentent comme une «gauche provinciale» contre la «gauche caviar» de Lima, la capitale.

Malgré la pandémie, Castillo a mené une campagne assez traditionnelle, basée sur des discours sur les places de différentes villes du pays. Le Comité exécutif national du “Pérou Libre” a opté pour une stratégie territoriale et a fait voyager son candidat à travers différentes régions jusqu'à son arrivée à Lima. Comme le soutient l'analyste Gonzalo Banda, il s'agissait d'une «campagne manuelle, comme la campagne dont un vieux marxiste péruvien aurait rêvé: de la campagne à la ville ». Ou du «Pérou profond» à la capitale côtière.

Malgré le fait que plusieurs journalistes et certains analystes aient déclaré à plusieurs reprises que la candidature de Pedro Castillo soustrait des voix à celle de Verónika Mendoza, la réalité est que les partisans des deux candidats de gauche présentent plusieurs différences. La dernière enquête Ipsos, publiée dans El Comercio le 4 avril, montre que Mendoza concentre les votes aux niveaux socio-économiques A et E et dans la partie orientale du pays. De son côté, Castillo n'a pratiquement aucune intention de vote au niveau socio-économique A, le plus élevé, son vote repose sur les secteurs D et E, et dans les régions du centre et du sud du pays. Dans le même sens, un suivi de l'intention de vote de Mendoza nous permet de constater que depuis janvier, elle est restée entre 7% et 8%. Ce n'est que dans la dernière enquête que le pourcentage passe à 10,2%, tandis que Castillo a réussi à croître de 3,5 points de pourcentage dans les deux dernières semaines précédant le scrutin. Et c'est qu'au-delà de l'engagement des deux en faveur d’un modèle économique alternatif offrant une plus grande justice sociale, certaines des propositions de Castillo et de Mendoza finissent par être opposées, ce qui peut suggérer des électeurs ayant des besoins et des priorités différents. 

Une partie essentielle du discours de Mendoza est la défense des droits de la communauté LGTBI, la dépénalisation de l'avortement et l'approche féministe des questions de genre. En outre, si elle a toujours insisté sur la nécessité de «nouvelles règles du jeu », la candidate a réaffirmé la nécessité de respecter le cadre institutionnel, ce qui lui a valu d'être considérée comme une alternative de «gauche démocratique».

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Pour sa part, Castillo, dans une interview  avec  un programme journalistique à large public, après son ascension évidente lors du dernier sondage du 4 avril, a exprimé des positions qui le présentaient comme une option socialement conservatrice et même anti-institutionnelle. Cette interview a été la clé, puisque le public de la télévision l'a finalement vu comme un candidat avec la possibilité d'occuper le siège présidentiel. Dans cet espace, le candidat, qui a fait campagne avec un crayon géant, a exprimé devant tout le pays sa position «pro-famille » et son rejet de causes telles que la dépénalisation de l'avortement, l'égalité du mariage et l'inclusion de l'approche du genre dans le cursus scolaire.

«Vous devez défendre votre famille à l'école. Penser à autre chose, c'est briser la famille. En tant qu'enseignants, nous respectons les valeurs de la famille et devons les approfondir » , a- t-il déclaré. Il a également indiqué que, s'il devenait président de la République, la Cour constitutionnelle serait désactivée «immédiatement». «Aujourd'hui, la grande corruption au Pérou repose sur la constitution actuelle. Toutes les revendications du peuple, de la jeunesse, des agro-exportateurs, des médecins, des enseignants sont allées devant la Cour constitutionnelle, qui les a systématiquement rejetées. Il faut en finir avec cela." : ces mots lui ont valu des gros titres dans les journaux le jour suivant.

Lors de cette réunion, et dans d'autres qui se répéteraient les jours suivants, l'enquêté et l'intervieweur semblaient parler des langues différentes. Les journalistes pensaient l'avoir mis en difficulté avec leurs questions, tandis que Castillo voyait deux grandes opportunités: premièrement, il a démontré à ses partisanes et partisans qu'il ne modérerait pas son discours s’il arrivait au gouvernement et, deuxièmement, il a réussi à parler aux secteurs qui ne sentaient pas représentés dans les offres électorales. Ce dernier a été essentiel pour gagner le soutien de la population. 

Le candidat de “Peru Libre” a su se connecter avec des secteurs ayant des besoins spécifiques. Lorsqu'il a évoqué son rejet du rôle de la Cour constitutionnelle, il était à l’unisson d’une population qui, au fil des ans, s'est sentie lésée par les échecs de cette institution. Pour n'en citer que quelques-uns: Castillo a fait allusion aux milliers de “ronderos paysans” (des sortes de milices paysannes) qui, en novembre de l'année dernière, se sont mobilisés dans toutes les régions du pays pour rejeter une condamnation qui interdisait de continuer à administrer la justice communale dans les centres et hameaux peuplés; aux enseignants qui ont vu leur lutte contre la loi de réforme magistrale frustrée lorsque la Cour constitutionnelle a rendu une décision qui a ratifié la constitutionnalité et la légalité de la norme.

D'un autre côté, le candidat du “Pérou Libre” a gardé des liens avec un électorat anti-établissement et conservateur que Mendoza n'a pas réussi à séduire en soulevant essentiellement des questions sociétales. Une enquête d' opinion réalisée en avril 2019 a montré que 67% de la population s'est déclarée opposée au mariage homosexuel. Cependant, Castillo n'a pas complètement dédaigné ces propositions, mais a repris le concept de «volonté populaire», soulignant que ces questions seraient discutées à l'Assemblée constituante qu'il ferait la promotion de l'exécutif. 

De la même manière, il semble que Pedro Castillo et Vladimir Cerrón, secrétaire général du “Pérou Libre”, ne soient pas complètement alignés sur ces questions. Dans le programme de ce parti - élaboré par Cerrón - une position plus libérale est affichée: «Selon les statistiques mondiales, les pays qui ont dépénalisé l'avortement ont réussi à réduire leur nombre. Ces lois ont permis de sauvegarder la vie des mères en les prenant en charge dans les hôpitaux publics; réduit les pratiques illicites du personnel médical, paramédical et non médical; diminué la mortalité infantile et évité les pratiques génocidaires telles que la stérilisation forcée au Pérou ».

Le chemin du scrutin

On dit que le second tour est une élection complètement différente: les candidats ont tendance à nuancer leur discours pour conquérir l'électorat qui ne leur a pas donné leur vote. 

Keiko est l'une des politiques les plus rejetées du pays. En janvier, 71% des personnes consultées ont indiqué qu'elles ne voteraient certainement pas pour elle. À l'heure actuelle, ce ne sont pas seulement les souvenirs du gouvernement de son père qui génèrent le rejet d'une grande partie de la population, mais aussi le comportement de son parti lorsqu'il était majoritaire au Congrès. 

«A propos d'Ollanta Humala, il y a des doutes; mais contre Keiko Fujimori, il y a des preuves» était la célèbre phrase de Steven Levitsky, un politologue de Harvard, lorsque Fujimori et Humala se sont affrontés au deuxième tour des élections en 2011. " Et il y a encore plus de preuves en 2021 qu'en 2011 ", comme il l’a écrit sur les réseaux sociaux avant le premier tour. 

La stratégie de Keiko Fujimori ces jours-ci a été de se rapprocher des forces politiques engagées dans le modèle économique actuel. «Une personne, un nom, un prénom ou un parti politique n'est pas en jeu ici . Ce qui va être choisi, c'est un modèle de pays. J'invoque ceux qui croient en un modèle d'investissement privé et ne veulent pas que le Pérou devienne Cuba ou le Venezuela », a- t-elle déclaré après que le décompte rapide l'a placée au deuxième tour. 

De leur côté, Castillo et les porte-parole du “Pérou Libre” ont insisté sur le fait que l'appel à une Assemblée constituante pour rédiger une nouvelle Constitution du pays n'est pas négociable. Cependant, ils ont exprimé leur ouverture au dialogue avec différentes forces politiques pour "parvenir à un consensus». On ne sait pas quelle sera sa stratégie dans cette deuxième étape. Castillo a clairement pour adversaire le secteur des grandes entreprises, qui voit un danger dans sa position de défi face à l'orthodoxie économique et dans ses propositions anti-néolibérales, comme la nationalisation du gaz. 

Au fil des jours, les attaques de certains médias qui le lient  à des groupes subversifs se sont multipliées; jusqu'ici, sans grand écho parmi la population. Une partie des attaques contre Castillo est basée sur ses liens présumés avec des secteurs d'anciens partisans du Sentier Lumineux (la guerilla maoïste) dans le syndicalisme des enseignants, en particulier lors de la grève de 2017. Sa réponse a été : «le terrorisme, c’est la faim et la misère».

Ce qui est clair, c'est que les années qui attendent la politique péruvienne ne risquent pas d’être plus calmes que les précédentes, avec un prochain Congrès hyper-fragmenté et polarisé. L'établissement d'alliances sera essentiel pour éviter que l'histoire se répète, cette fois comme une farce. Reste à savoir qui parviendra à se débarrasser de ses aspects négatifs et à étendre ses alliances vers le second tour, qui se tiendra le 6 juin.

María Sosa Mendoza
Article paru dans la revue Nueva Sociedad
Traduction et édition L’Autre Quotidien