Islamo-gauchisme: un épouvantail en retard d’une crise
La séquence qui se clôt avec le désaveu de la ministre de l’enseignement supérieur par le président de la République avait commencé après l’assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre 2020. La résurgence brutale de l’imaginaire des attentats terroristes des années 2015-2016 suscitée par ce fait divers abject avait provoqué l’habituelle hystérisation du débat public, entretenue par les politiques et les médias islamophobes, ravis de l’aubaine. Alors que le souvenir du terrorisme jihadiste commence à s’éloigner, le retour au premier plan de ses principaux motifs a en effet permis aux militants du choc des civilisations de se livrer à leur sport favori: l’instrumentalisation de l’émotion au profit de la dénonciation tous azimuts de prétendus complices, au premier rang desquels les forces de gauche et les milieux intellectuels, accusés de complaisance face aux dangers du fanatisme islamique.
Dans cette ambiance de chasse aux sorcières, Jean-Michel Blanquer, le premier, avait repris publiquement l’accusation familière de l’extrême-droite, estimant sur Europe 1 que «ce qu’on appelle communément l’islamogauchisme fait des ravages à l’université». Volant à la rescousse du ministre de l’éducation, le collectif Vigilance Universités, composé d’universitaires néoconservateurs, à l’origine de la plupart des pétitions et tribunes anti-décoloniales dans la presse depuis 2016, profitait à son tour de la décapitation du professeur pour réclamer la dénonciation des chercheurs accusés de déni: «Nous demandons donc à la Ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation de mettre en place des mesures de détection des dérives islamistes, de prendre clairement position contre les idéologies qui les sous-tendent, et d’engager nos universités dans ce combat pour la laïcité et la République en créant une instance chargée de faire remonter directement les cas d’atteintes aux principes républicains et à la liberté académique»
On ne peut qu’être atterré par l’activisme d’universitaires qui les conduit à tourner vers leurs propres collègues les armes du populisme d’extrême-droite. Alors que le journal Mediapart a calculé que les travaux consacrés en France aux questions raciales ne représentent que 2% des publications en sociologie depuis 1960, la dénonciation pêle-mêle des études décoloniales, du syndicat étudiant UNEF, du parti indigéniste (mouvement politique sans rapport avec l’université), ou de la théorie de l’intersectionnalité, dont on se demande bien ce qu’elle a à voir avec l’intégrisme islamiste, forme un marigot d’obsessions et de haines qui n’a qu’un rapport très lointain avec l’enseignement supérieur.
Emprunté à Pierre-André Taguieff (par ailleurs principal animateur du groupe Vigilance Universités), le terme «islamogauchisme», détourné de son sens initial qui visait l’antisionisme, sert désormais de fourre-tout pour recouvrir d’un label cette hallucination collective. Mis à part le fait que les travaux sur le racisme ou la critique du colonialisme énervent beaucoup le Rassemblement national, on aura du mal à trouver un quelconque rapport doctrinal ou idéologique entre l’intégrisme islamiste et ce que désigne aujourd’hui l’islamogauchisme. On comprend donc que le préfixe «islamo» sert avant tout de qualificatif infamant pour calomnier ceux que le populisme de droite considère comme ses ennemis. La «complicité» dont ils seraient coupables ne concerne en effet rien d’autre que l’accusation de fermer les yeux sur les dangers de l’islamisme.
La reprise de ce motif dans les rangs du gouvernement s’explique par l’offensive que Macron a souhaité engager après son cuisant affrontement avec les Gilets jaunes. C’est en effet le président de la République qui lance, le 10 juin 2020, dans le contexte des mouvements de protestation contre les violences policières racistes: «Le monde universitaire a été coupable. Il a encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon. Or le débouché ne peut être que sécessionniste». A l’été 2020, dans la vision vaguement gramscienne qui s’exprime dans les allées du pouvoir, on a le sentiment d’avoir perdu la bataille «idéologique». Mais de la part de novices dans l’exercice du soft power, cette préoccupation ne débouche que sur l’idée qu’il faut réprimer les esprits, comme les matraques ont tabassé les corps. Adoptée le 16 février, la loi sur le séparatisme traduit l’accession de l’islamophobie au rang de doctrine d’Etat et d’outil pour restaurer la cohésion nationale, mise à mal par les conflits sociaux.
C’est donc en toute bonne conscience que la ministre Frédérique Vidal, invitée sur la chaîne d’extrême-droite CNews le 14 février, et poussée dans ses retranchements par Jean-Pierre Elkabbach, s’emmêle un peu les pinceaux et finit par acquiescer à l’accusation populiste de «gangrène» islamogauchiste de l’université réitérée par Le Figaro. Encouragée par la réclamation de Vigilance Universités, la ministre annonce son intention de confier une enquête au CNRS «sur l’ensemble des courants de recherche sur ces sujets dans l’université de manière à ce qu’on puisse distinguer de ce qui relève de la recherche académique de ce qui relève du militantisme et de l’opinion» – ce qui revient à instituer une police de la pensée au sein du monde académique.
Alors que la ministre est déjà très affaiblie au sein de la communauté universitaire par le passage en force d’une loi de programmation qui accentue la précarité dans l’enseignement supérieur, ces propos suscitent évidemment un tollé. Dans une réplique cinglante, la Conférence des présidents d’université demande à Frédérique Vidal et au gouvernement de «sortir des représentations caricaturales et des arguties de café du commerce», et d’arrêter de «raconter n’importe quoi». A son tour, le CNRS dénie toute validité au concept d’«islamogauchisme» et «condamne avec fermeté celles et ceux qui tentent d’en profiter pour remettre en cause la liberté académique, indispensable à la démarche scientifique et à l’avancée des connaissances, ou stigmatiser certaines communautés scientifiques».
Devant l’indignation unanime des chercheurs, Macron perçoit le danger de donner prise à des accusations de mise au pas de l’université. Après l’épisode malheureux qui a vu le ministre Gérald Darmanin doubler Marine Le Pen sur sa droite, la maladresse de Vidal accentue l’image d’un gouvernement gangrené par le populisme. Mais surtout, ce sont les images de la misère d’étudiants en grande difficulté, contraints de recourir au secours alimentaire, qui ont renvoyé les accusations de déviance idéologique rejoindre Mao et Khomeiny dans les poubelles d’un lointain passé. En attendant la prochaine diversion, le chiffon rouge islamogauchiste a bel et bien montré ses faiblesses. Loin de constituer une arme solide, il apparaît comme un collage hâtif et déjà vieillot, marqué au fer rouge par la haine raciste de l’extrême-droite – un épouvantail en retard d’une crise.
André Gunthert, le 18 février 2021
André Gunthert est enseignant-chercheur, maître de conférences en histoire visuelle à l’EHESS depuis 2001. Spécialiste d’histoire de la photographie, il a élargi son champ d’étude aux usages sociaux des images, et compte parmi les premiers à avoir interrogé leur basculement dans l’ère numérique. Ses recherches actuelles sont consacrées aux systèmes narratifs de la culture visuelle. Il publie régulièrement ses travaux récents sur le blog L’image sociale.