L'arrestation d'Alexeï Navalny. Par André Markowicz
« Qui a besoin de lui ? »
C’est la traduction littérale d’une phrase de Poutine à propos d'Alexeï Navalny, qu’il n’appelle jamais de son nom... — Кому он нужен ? Mais, dans la langue courante, ça ne veut pas dire « qui a besoin de lui », ça veut dire quelque chose comme « je m’en fiche, de lui », « il n’existe pas ». Et c’était la politique du régime, à Moscou, de dire que, de toute façon, il n’existe pas. Et que, non, évidemment, on ne l’a pas empoisonné, parce que, re-dixit Poutine avec un petit ricanement qui, là encore, a fait le tour du monde, si on avait voulu se débarrasser de lui, on l’aurait fait. — Mais force est de reconnaître que Navalny ne cesse de gagner en importance. Aujourd’hui, celui que Poutine a appelé « le patient de Berlin », au retour en Russie après l'hospitalisation et la rééducation qui ont suivi son empoisonnement, a été arrêté à la frontière, et, au moment où j’écris (tôt le matin du 18 janvier), personne ne sait où il se trouve. Mais il a été arrêté devant des millions et des millions de spectateurs, en direct, parce que je ne sais pas combien de chaînes de télé dans le monde, et les quelques canaux russes indépendants, comme « Dojd », ont tout transmis en direct. — Sur YouTube, sa dernière déclaration, pour dire qu’il n’avait pas peur, et pour appeler chacun a ne pas avoir peur, a récolté plus d’un million et demi de visionnages en quelques heures. Et force est de reconnaître que les « organes de sécurité » russes n’ont pas cessé, tout au long de la journée, de se ridiculiser.
D’abord, l’avion devait atterrir à Vnoukovo. Alors même que, « Navalny », tout le temps, officiellement, on s’en fichait, ils ont massé à Vnoukovo une quantité hallucinante de police et d'Omons (l’équivalent de nos CRS), qui ont arrêté préventivement certains des leaders de l’opposition qui étaient venus l’accueillir. Mais ils ont fait mieux : il s’est avéré que, le même jour, dans les mêmes horaires, au même aéroport, il y avait un autre vol qui arrivait (je ne sais d’où), ramenant une chanteuse populaire, Olga Bouzova : ils ont payé des jeunes de Moscou pour venir faire un accueil à leur vedette, et il y avait réellement pas mal de monde qui était là, pour accueillir la chanteuse — qui n’y était pour rien, évidemment. Ensuite ils ont fait tourner l’avion pendant une bonne heure et, soudain, on a appris que l’avion ne pourrait pas atterrir à Vnoukovo, pour des raisons techniques, parce qu’un chasse-neige était en panne. C’était tellement stupide que tous les commentateurs qui racontaient ça restaient comme avec un sourire de stupeur et d’accablement : qu’un aéroport russe, en plein hiver, n’ait pas de chasse-neige de rechange, ça déconsidère toute l’aviation civile russe... (et les jeunes fans de la chanteuse sont restés en rade, évidemment...) Ensuite, comme si ce n’était pas assez, pour empêcher que les dizaines (voire les centaines) de personnes, supporters ou journalistes du monde entier, n’essaient de se rendre à l’autre aéroport, Chérémétiévo, ils ont bloqué les routes, ce qui fait que personne, en général, supporters ou simples voyageurs, ne pouvait plus quitter les lieux, — et, pour contrôler les flux de manifestants potentiels à Chérémétiévo, les policiers arrêtaient chaque voiture qui arrivait en demandant aux passagers de montrer leur billet d’avion. — Sans billet d’avion, tu devais rebrousser chemin. Mais comme il y avait visiblement des centaines de voitures, ça a donné des embouteillages hors du commun.
Bref, les hommes au pouvoir ont montré que,
1) si, ils considéraient que le retour de Navalny était un événement essentiel et
2) c’est, par cette peur, que le pouvoir a fait de Navalny un rival réel. Le seul rival possible de Poutine.
Le pays, — et là, réellement, des millions et des millions de spectateurs en Russie même, non pas sur les chaînes de télé officielles, bien sûr, mais sur internet — a eu l’impression d’assister à un événement historique : un homme, qui avait échappé à une tentative d’assassinat, revenait dans le pays dont le régime avait, à de nombreuses reprises, tenté de l’empoisonner. Un régime qui avait prévenu qu’il serait arrêté dès son retour (et cette histoire d'Yves Rocher est en elle-même aberrante, puisque les frères Navalny avaient été accusés d’avoir escroqué la firme Yves Rocher, et condamnés pour cela (le frère d'Alexeï a fait trois ans de prison pour cette histoire, alors qu'Alexéï lui-même avait été condamné à trois ans avec sursis, condamnation qui, en tant que telle, suffisait pour lui interdire de participer aux élections). Mais Yves Rocher (firme que je ne porte pas dans mon cœur, pour d’autres raisons, liées à l'Institut de Locarn) avait émis un communiqué, assurant qu’ils n’avaient rien perdu, qu’il n’y avait pas de corps du délit, et donc, qu’ils n’avaient aucune raison de porter plainte contre les frères Navalny. La Cour de Strasbourg a reconnu que les Navalny avaient été condamnés abusivement, elle avait condamné la Russie a leur payer des dommages et intérêts — dommages qui ont été payés... Et cette affaire est une des raisons qui ont amené Poutine a changer la constitution russe, pour donner aux tribunaux russes la primauté sur les cours internationales.
Oui, ce que nous avons vu hier soir, est un affolement complet du pouvoir, ou une incompétence totale. Oui, évidemment, Poutine a peur.
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Et c’est pourquoi Navalny insiste sur le fait que, lui, il n’a pas peur, et il demande aux Russes de ne pas avoir peur. — Cet appel n’est pas que personnel : chacun se souvient, je crois, de la façon dont le pape Jean-Paul II, à peine installé, avait dit ça, « n’ayez pas peur » aux ouvriers polonais qui se lançaient dans Solidarité. Et c’est cette même phrase qu’a répétée Ioulia Navalnaïa, dont, là encore, les journaux du monde entier ont montré le calme, le courage, la fermeté devant l’arrestation de son mari. Il y avait là quelque chose, réellement, d’impressionnant. — Et puis, toujours en direct, il s’est soudain passé quelque chose à l’aéroport de Chérémétiévo où, donc, il ne pouvait pas y avoir de comité d’accueil pro-Navalny, puisque l’avion devait atterrir à Vnoukovo. Au moment où Ioulia Navalnaïa, aidée par Kira Iarmush (l’attachée de presse de Navalny — elle aussi, une femme absolument extraordinaire), se frayait un passage vers une voiture pour rentrer chez elle, d’un coup, on a entendu des cris et on a vu, aux étages, une foule... qui applaudissait. Oui, réellement, ce ne pouvait pas être des militants. C’étaient des gens qui se trouvaient là, dans l’aéroport (pour la raison que, les militants, la police leur interdisait le passage avant qu’ils n’atteignent l’aéroport). Et ça, réellement, ces applaudissements, ça montre ce que Navalny est devenu, en l’espace de quelques mois. Il est devenu un leader populaire. — Un autre signe de ça, très étonnant : les hôtesses de l’air, dans l’avion, ont demandé à Ioulia et Alexéi de faire un selfie avec elles. — Elles comprenaient bien ce que ça représentait, de faire un selfie avec l’homme qui est le plus haï par le pouvoir... vous comprenez, ce selfie, c’est un tout petit détail, mais, souvent, les petits détails en disent beaucoup plus que les grandes choses.
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Et donc, Navalny a été arrêté pour s’être soustrait à son obligation de présence en Russie et à son sursis. La raison est, juridiquement, stupide, puisque la peine s’arrêtait le 31 décembre 20. La plainte du juge de l’application des peines (ça ne s’appelle pas comme ça en Russie, mais ce n’est pas grave) est datée du 29 décembre. Et ce qu’on lui reproche, ce n’est pas d’avoir raté un contrôle judiciaire pendant qu’il était à l’hôpital (ça, c’est une raison valable), non, c’est de ne pas être rentré dès sa sortie de l’hôpital, c’est-à-dire d’avoir pris le temps de sa rééducation... Il est donc arrêté, on ne sait pas où il est.
Ce qui est sûr est que nous sommes entrés dans une phase nouvelle, et très très dangereuse. Poutine va essayer, à toute force, de gagner du temps, jusqu’aux prochaines élections législatives (en septembre prochain), il essaiera de condamner à des peines de prison la plupart des membres de l’opposition, pour les empêcher de se présenter, après quoi, une nouvelle fois, il fera tout pour truquer les votes, et, de toute façon, ça ne servira à rien, parce que la situation économique ne pourra pas s’améliorer, et qu’il est, en Russie même, totalement déconsidéré — il s’est, lui et ses sbires, décrédibilisé totalement. Mais laisseront-ils le pouvoir sans verser le sang ? Il paraît sûr que non.
Ce qui est sûr, c’est que, les gens, de plus en plus, en Russie, pensent qu’ils « ont besoin » de Navalny et que Navalny est le leader incontesté, incontestable, de l’opposition russe. Il est devenu, en quelques mois, par son attitude personnelle, par l’attitude de son épouse, et par l’incompétence du régime de Poutine, une figure mondiale. L’échec de Poutine est absolu.
André Markowicz, le 18 janvier 2021
Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.