Contre la panthéonisation de Verlaine et Rimbaud. Par André Markowicz
J’ai vu passer sur change-org une pétition pour faire entrer Rimbaud et Verlaine, ensemble, au Panthéon et, si elle n’était pas signée par à peu près tous les ministres de la Culture encore vivants de notre république, je n’y aurais pas trop attention.
Parce que, dites, qu’est-ce que c’est que cette pétition, sinon, d'abord, un signe de l’inculture ? D’abord, oui, Verlaine et Rimbaud ont eu une aventure homosexuelle, — mais cette aventure a été, pour les deux, et surtout pour Verlaine, une faillite totale, une catastrophe, et, si Verlaine aimait à la fois les hommes et les femmes (et ses poèmes en font foi), il semble que, pour Rimbaud, une fois la relation avec Verlaine rompue, il ait vécu avec des femmes (qui n’ont eu, d’après ce que je me souviens, absolument aucune importance dans sa vie). Et donc, dire qu’ils sont des « Oscar Wilde » français est, hum... fantaisiste. — Et quand on parle de la peine de prison de Verlaine (finalement assez modérée pour l’époque pour tentative de meurtre), dois-je rappeler que l’homosexualité avérée et jugée était — c’est un fait historique, scandaleux mais un fait — passible de bien pire ?...
Mais, bien plus grave à mes yeux, est l’offense faite à l’œuvre, tant de Verlaine que de Rimbaud.
Je le redis, la relation entre Verlaine et Rimbaud a été catastrophique : catastrophique non seulement d’un point de vue intime, mais pour l’œuvre de Verlaine. Verlaine avait, avant de connaître Rimbaud et jusqu’en 1872, inventé quelque chose d’inouï en français, construit sur la musicalité du mineur, alors même que l’alexandrin entraîne, ne serait-ce que passivement, une construction du texte en majeur. La recherche de la solidité du vers impair, la force de l’assonance, la recherche, finalement, de l’indicible font de ses premiers recueils les livres qui comptent parmi les plus précieux de la poésie française — oui, là encore, un « frisson nouveau ». Après sa rupture avec Rimbaud, Verlaine est devenu un poète dont il faut bien admettre qu’il est illisible, juste nul, sans intérêt, ni dans ses innombrables poèmes lyriques, ni dans ses poèmes religieux ("Sagesse", à part quelques textes encore sublimes, est atterrant), ni dans ses poèmes pornographiques. Juste totalement vide. Comme si Rimbaud l’avait vidé. — Et c’est bien ce qui s’est passé (j’en ai déjà souvent parlé ici) :
Rimbaud est un traducteur étonnant — oui, un traducteur. Toute sa vie, jusqu’à la « Saison en enfer », il a travaillé sur une forme de pastiche particulier (rien à voir avec ce qu'allait faire Proust plus tard), un pastiche-création montrant que non seulement il comprenait, adolescent, dans ses premiers sonnets comment un Sainte-Beuve construisait les siens — et le faisant mieux que lui, imitant Victor Hugo et, oui, le dépassant dans sa rhétorique, imitant Gautier et le retournant dans « les mains de Jeanne-Marie » (et on se souvient que Gautier se vantait d’avoir écrit « Emaux et Camées» alors que les troupes de la Deuxième république massacraient les insurgés de 48 sous ses fenêtres — c’est ce que dit le poème inaugural), imitant et retournant ce sommet de la poésie mondiale qu’est « Le voyage » de Baudelaire dans « Le Bateau ivre »... et il a fait la même chose avec Verlaine. Comparez, réellement, « dans l’interminable/ ennui de la plaine » de Verlaine et ce qu’en fait Rimbaud dans « l’Eternité » — et vous comprendrez que Verlaine, qui était faible, torturé de remords, et, qui plus est, miné par l’alcoolisme, avait bien d’autres raisons de tirer sur Rimbaud que la peur de le voir le quitter. Ce qu’il avait essayé de tuer, dans une tentative finalement aussi pathétique que tragique, c’était, réellement, son propre assassin. — Du coup, les mettre ensemble, alors qu’ils ne se sont plus (je crois bien) revus après ce coup de feu, sauf une fois (quand Rimbaud remet lui remet le manuscrit des « Illuminations » et part, définitivement) c’est un immense manque de respect — pour les deux.
— Et je ne vais parler ici (ce serait trop long, trop compliqué), de la tentative, dix plus tard, faite par Verlaine, de récupérer Rimbaud dans ce concept de « poètes maudits », concept destiné à faire la fortune de bien des générations de critiques ou de poètes institutionnels. Rimbaud n’a jamais été maudit. C’est lui qui a maudit, et sa famille (sauf sa sœur, si je ne me trompe), et, surtout, la structure sociale, « la mémoire » de la société de son temps.
Parce qu’il y a bien pire que cette offense intime à l’un comme à l’autre, à ce ridicule demandé pour les deux. Il y a que Rimbaud (et j’en ai parlé tout récemment) a, le premier dans ces termes, mis un terme définitif à tout rapport entre la société et la poésie (et ce, d’une façon toute différente que Gautier, voire que Mallarmé) : en cassant la mémoire collective du lecteur par la destruction de l’alexandrin. La poésie, chez le dernier Rimbaud, n’est pas l’affaire d’une nation, d’une société, ou ne se dresse pas contre. C’est une réinvention totale, strictement individuelle (mais dans « tous les sens » de la vie, la recherche, joyeuse, décidée, foncièrement jeune d’une vie vivante, totale, absolue, pas seulement à travers un ressassement de la mémoire, mais à travers sa réinvention d’abord, et puis son abandon — et le départ et le silence. Parce que, ce qui compte aussi, c’est ça : c’est la béance où nous sommes tous de son départ. Il ne s’agit pas avec Rimbaud de rêver au bonheur de l’humanité. Pas du tout. Il s’agit juste de partir — quitte à ne rien trouver et revenir sans rien, « sans honneur et sans raison », comme dit l’autre.
Que la nation récupère Rimbaud dans l'espace le plus noble de ses institutions est la dernière offense qu'elle pourrait faire à son œuvre. Non, ce que dit Rimbaud (ce qu’il ne dit pas, parce que ça ne l’intéresse pas du tout de le dire), c’est que la société doit simplement laisser la poésie — l’art en général — tranquille. C’est bien que Rimbaud ne soit pas récupérable, c’est en cela qu’il est, et qu’il doit rester, salutaire.
Ce qui m’effraie, c’est que ces évidences — parce que ce sont des évidences — ne le soient pas. Et que des gens aussi différents que nos ministres de la culture (tous bords politiques confondus) et plein d’autres intellectuels que je respecte (avec d'autres que je ne respecte pas du tout) se retrouvent dans une espèce d’unanimité dont je me dis qu’elle ne repose que sur des lieux communs de la bien-pensance, et que la caractéristique de cette bien-penssance est qu’elle ne pense pas, qu’elle ne réfléchit pas, qu’elle ne distingue pas. Non, l’homosexualité, à elle toute seule, n’est pas une raison pour être panthéonisé à côté de Marie Curie ou de Jean Moulin ou de Simone Veil, même s’il est évident que Rimbaud et Verlaine ont dû subir l’opprobre sociale à cause de leur aventure tragique, et s’il est encore évident qu’aujourd’hui encore les homosexuels sont loin d'avoir gagné le droit fondamental à l’indifférence — et ce, pas seulement en France mais, surtout, dans le monde entier. Mais, de tous les grands poètes homosexuels, Rimbaud devrait être le dernier à être récupéré — justement parce que c’est Rimbaud, et qu’il a écrit ce qu’il a écrit. N’importe qui, mais pas Rimbaud.
Et je voudrais qu’on réfléchisse sur cette unanimité — une unanimité, j’en ai bien l’impression, qui n’est pas liée à une conviction profonde, mais, bel à bien, à la peur de passer pour réactionnaire si l’on fait part d’un désaccord quand un groupe de pression qui se prétend représenter des opprimés, quels qu'ils soient, vous demande de les défendre.
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Dites, tant qu’à faire de rendre hommage à Rimbaud et à Verlaine, augmentez les moyens de l’enseignement, rendez, par exemple, l’enseignement des options au lycée plus attractif, abolissez la scandaleuse réforme Blanquer. Lisez, faites lire Rimbaud et Verlaine, mais en prenant le temps, pas seulement pour passer le bac, et vous verrez, en vrai, ce qu’ils peuvent faire, ensemble et séparés, pour la Nation — et pas pour la Nation dans son ensemble, mais pour chaque âme, chaque esprit, chaque personne, comment ils peuvent créer — pas pasticher — la vie.
André Markowicz, le 16 septembre
Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.