Devant Troie : la guerre avec l’Iran aura-t-elle lieu ?

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La logique systémique est imparable : elle veut que tout se qui se prépare longuement et méticuleusement finisse par être réalisé. Comme les Grecs coalisés de l’antiquité légendaire, les puissances occidentales préparent le châtiment de la nation qui a montré le plus impayable toupet de l’histoire récente. Néanmoins, le prix à payer pour une guerre contre l’Iran serait tel que les adversaires sont obligés à la prudence. Les signes à décrypter d’une éventuelle guerre à venir (éviction par Trump du faucon John Bolton, attaque par des drones du complexe pétrolier saoudien, rumeurs de négociation…) se succèdent et se contredisent tous les jours, confirmant que le pire, s’il n’est pas sûr, reste possible. A suivre donc de très près.

La guerre, on en parle depuis 2007 (quand Bernard Kouchner doutait de son efficacité sur RTL et que le Pentagone reconnaissait que l’Iran avait ralenti son programme nucléaire). On en a été très près en 2010 quand Ahmadinejad a relancé ce programme à toute vapeur. On a cru urgent de détruire les sites par des bombardements ciblés mais cette action ne faisait sens qu’à la condition que le régime s’effondre et ne puisse pas planifier de vengeance. Certains ont espéré bénéficier du désordre intérieur et peut-être du concours d’une société civile martyrisée à la suite d’élections manipulées qu’une bonne part des élites n’avaient pas reconnues légitimes. Mais après 3 ans d’expectative, on a relancé la négociation longue et tortueuse qui aboutit en 2015 à un accord intermédiaire, une sorte de moratoire qui n’était ni paix, ni pardon...

Trump a vu dans cet accord en demi-teinte de quoi ternir l’image de son prédécesseur et se déclare depuis quatre mois prêt à conduire cette guerre. Sans jamais pourtant cesser de proposer une nouvelle temporisation. Ce n’est pourtant pas une Arlésienne, car elle est dûment préparée avec la circonspection qu’exige une action d’importance exceptionnelle. On y associera des puissances demeurées longtemps neutres ou double jeu comme l’Inde et le Brésil. Il faut que des Européens soient dans cette alliance, même en l’absence du tandem franco-allemand. Car s’il n’y a qu’une puissance qui domine et dicte sa loi, le besoin d’unanimité demeure quand il s’agit de déclencher un cataclysme dont tous les pays développés pourraient pâtir ensemble. Avec un Boris Johnson pour brillant second, le démagogue américain peut compter sur une sorte d’abandon de la moitié des gouvernements d’Europe à une « logique inertielle » qui prévaut sur la retenue que devrait souffler la raison.

Qu’est-ce qui vaut à l’Iran une place singulière dans la ribambelle des dictatures diversement criminelles qui inquiètent nos démocraties ? De mauvaises raisons morales et de trop bonnes raisons financières : quatrième plus grande réserve de pétrole au monde et deuxième en gaz, l'Iran recèle aussi 67 variétés de minerais tels que fer, or, chrome, cuivre, plomb, zinc, charbon, molybdène, uranium, manganèse, aluminium... Beaucoup de pierres « nobles », semi-précieuses et marbres, des terres à ciment. Il abrite les plus grandes briqueteries et vitreries du Moyen-Orient. Beaucoup d’entrepreneurs de pays limitrophes profitent de cette production, transformée et réexportée.

L’Iran est aussi une puissance agricole dont le climat permet un niveau enviable d’autarcie bien que sa démographie la fasse dépendre de l’Inde et l’Asie du Sud-Est pour le sucre et les céréales. Exportateur de fruits, légumes et viandes dans la région, il a eu recours à des investissements massifs d’entreprises agro-industrielles françaises, dont certaines continuent de prospérer malgré le gel des échanges. De manière générale, les investisseurs européens sont satisfaits des rendements iraniens, imputables à la qualité d’une force de travail très bon marché. L’école fournit un socle solide, beaucoup de diplômes de l’enseignement supérieur sont reconnus à l’étranger, les traditions scientifiques ont bonne réputation.

La Perse n’est pas un pays commun, c’est une sorte d’ornithorynque politique où se mélangent des éléments de systèmes connus en fonction des influences qu’elle a subi et des usages qu’elle a adopté avec appétit : les Iraniens sont particulièrement avides de cultures étrangères. Ici se sentent nettement les apports de l’Inde avec qui elle échange sur pied d’égalité depuis des millénaires (arts, sciences, saveurs, religions et philosophies), ceux de l’islam hellénisé du Levant, du militarisme turc, et le poids des modèles de deux puissances impériales ayant tenté de l’asservir : Russie et Angleterre.

Le modèle dictatorial russe est une version moderne du vieil autoritarisme turc, il est conforté par la coopération chinoise. Le modèle libéral, commercial et non-étatique est une version du mercantilisme levantin. L’Iran peut simultanément défendre des positions contradictoires, adopter toutes les attitudes, énoncer des manifestes incohérents... un hydre ! Rohani a proposé une meilleure intégration dans le système international de libre-échange et fait des concessions importantes. C’est un paradoxe étonnant quand le discours officiel rabâche une condamnation sans appel de l’ordre économique international ! Rohani a été largement laxiste en politique intérieure sans pour autant tenter de réformer un pouvoir judiciaire ultra-réactionnaire et demeuré répressif sur injonction du Guide Khamenei.

Comment l’Amérique, avec ses raisonnements simples, pourrait-elle piéger cet animal politique hybride et antédiluvien, capable de se conformer à toutes les adaptations apparentes pour mieux conserver son caractère national ? Pour le moment, Trump n’a rien gagné sinon une marginalisation des dirigeants libre-échangistes en Iran, Rohani ravalé au second rôle et Khamenei réaffirmant son pouvoir absolu. La tentative interne de rééquilibrage entre discours militant idéaliste-subversif et réalisme politique est stoppée, la redéfinition de rôle de l’Iran dans le monde apparaît impossible.

Heureusement, la société est peu réceptive au discours agressif, indifférente à l’idéologie, et surtout peu concernée par l’internationalisme islamique. On est patriote plus que musulman. Et mercantile avant d’être impérialiste. Voilà pourquoi l’Iran n’est à l’origine d’aucune guerre depuis quatre siècles, voilà pourquoi le crime de lèse-majesté consistant à refuser la position monopolistique du dollar dans l’économie mondiale demeure purement verbal. En réalité, les élites épargnent en dollars, possèdent autant de biens en Amérique du Nord qu’en Europe et placent dans les paradis fiscaux ; ne voient donc aucun avantage à rendre factuel l’acte de guerre que pourrait constituer l’abandon de l’étalon dollar dans les échanges pétroliers. Pas plus qu’ils n’ont intérêt au blocage éventuel du détroit d’Ormuz avec quoi on nous amuse depuis quatre mois.

La guerre, c’est l’OTAN qui se persuade qu’il faut la faire mais se dit qu’elle est trop chère et qu’on pourrait bien aussi en rester là, indéfiniment. La difficulté tient surtout à la fin de la supériorité technologique écrasante à laquelle les Etats-Unis doivent les victoires précédentes. Si l’Iran reste mal défendu en raison de la quasi absence d’aviation et du peu de préparation d’une armée pléthorique, il n’est plus abandonné à ses seules ressources internes mais secondé par le renseignement russe en cas d’extrême danger et utilise des technologies russe et chinoise. Comme il dispose d’un nombre important de scientifiques d’un niveau supérieur à la moyenne et que tous ces talents n’ont pas encore émigré (ou qu’ils ont enseigné et transmis avant de le faire), ce pays peut se servir des outils achetés, les modifier et décliner. Ne va s’arrêter au simple tir de drones comme sur des pipes de foire.

Conscient du risque militaire et constatant que le régime parvient à contrôler une situation volatile, devant s’avouer que les équipes de rechange ne sont pas fiables et qu’on n’obtiendra aucun résultat sans invasion, la Maison Blanche a ouvert la négociation. Téhéran fait mine de ne rien entendre et clame qu’on ne peut pas parler avec un «malade mental» tout en franchissant depuis le 22 juillet une de sorte de sas secret, via Oman mais aussi New York et peut-être d’autres lieux. Macron fait la mouche du coche, récusé et même moqué par les deux protagonistes, mais il se peut que certaines de ses offres servent aussi. L’Iran ne néglige rien, sachant qu’une bonne part de l’opinion britannique ne laissera pas Johnson s’aligner complètement sur l’ami américain. En libérant le bateau retenu à Gibraltar, la très indépendante justice britannique les conforte dans cette approche.

Le cercle vertueux devrait commencer par un renoncement bilatéral aux harangues vindicatives. Pompéo ayant mis la barre très haut en énonçant 12 pré-conditions irréalistes, de nature à empêcher le dialogue, il faudrait, selon l’expert Firas Modad (directeur « risque pays » Moyen-Orient et Afrique du Nord chez IHS Markit) , revenir en catimini sur le blocus pétrolier en les autorisant à «exporter 1,5 million de barils par jour». Car les attentats des 12 mai et 13 juin contre les tankers sont une manière soft de dire qu’ils sont acculés et ne voient de salut que dans la désorganisation du marché international. Ilan Berman, de l’American Foreign Policy Council, un think-tank conservateur de Washington, estime à la mi-juillet que les bravades et gesticulations du leadership iranien ont pour but d’améliorer les conditions de négociation.

Ainsi, les craintes qu’entretiennent les journaux et que tambourinent les porte-voix d’Israël ne sont pas partagées au plus haut niveau et dans la région seuls s’inquiètent les alliés arabes de Téhéran, Hamas et Hezbollah surtout, qui comprennent parfaitement qu’ils vont être les premiers dindons d’un éventuel new deal.

Les élites militaro-cléricales de Téhéran savent leur population fatiguée et démobilisée. Craignant les défections de masse et un désordre social sans précédent, elles vont hésiter à déclencher l’apocalypse. L’Europe sait que le monstre iranien sera difficile à piéger si l’on ne veut pas reproduire l’erreur de procéder à de trop massives destructions comme on fit en Irak et comme vient de faire la Russie en Syrie. Ces démolitions promettent un coût de reconstruction trop élevé auquel on ne saura faire face et surtout elles garantissent un exode massif à côté duquel le grand trek des Syriens et Afghans à travers les Balkans en 2015 paraîtra un amuse-gueule. La Turquie a déjà ouvert un camp d’Iraniens près de Denizli et s’attend à être submergée.

Léon Mychkine