D’un coup, mon grand-père. Par André Markowicz

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D’un coup, je tombe sur la photo que vous voyez, — parce que je reçois régulièrement sur mon « flux » FB (ou comment ça s’appelle ?), les publications du groupe « Yiddish pour tous », animé d’une façon extraordinaire par Charles Yisroel Goldszlagier. Je dis extraordinaire, parce qu’on y trouve non seulement des références de textes, des films, des études sur la langue, mais aussi des biographies, et, ces derniers temps, en particulier, des biographies de résistants juifs. Il y a là, je le dis, un des trésors du FB francophone, une mine de renseignements et, surtout, une montagne de travail et de passion. — Oui, en vérité, on fait de FB ce qu’on veut en faire. Ça peut être une foire d’empoigne, une suite de crétineries, et ça peut être ça — le partage d’un monde.

Et donc, je tombe sur cette photo, publiée dans un article consacré à la presse yiddish en France pendant l’entre-deux guerres. Et je reconnais mon grand-père (le premier à droite), Guedali Isaac Markowicz, que personne, dans ma mémoire, n’appelait Guedali-Shaïe, mais Gustave. Je ne connaissais pas cette photo. J’ai demandé à Charles Yisroel Goldszlagierd’où elle venait. Lui, il s’est renseigné tout de suite (comme s’il n’avait que ça à faire !), et j’ai eu la réponse. La photo vient d’un fond d’archives, "Coll. Pierre Osowiechi. Mémoires Juives - Patrimoine photographique. » Fonds que, moi, je ne connais pas du tout. Et, oui, le journal que montre l’homme au centre, c’est la « Naye Press » (La presse nouvelle), le journal communiste. — Et oui, mon grand-père était un militant communiste. — Et, poursuit M. Goldszlagier, cet homme qui tient le journal, là encore, il s’est renseigné, on sait qui c’est. C’est Jules Ratz, qui tenait un café à Montreuil-sous-Bois. Et ce Jules Ratz, ce qu’on sait de lui, c’est qu’il a été assassiné par les nazis, en août 44, après avoir été arrêté en juin. — Et qui sont les autres personnes sur la photo ? Allez savoir.

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Je pense à Ruth Zylberman. A ce film majeur qu’elle a réalisé sur le 209 rue St Maur. Sur les gens qui vivaient dans cet immeuble, sur leur destin. Comment, peu à peu, on essaie de reconstituer, à partir de témoignages, de portraits, ce qui reste de la vie de gens simples pris dans la Catastrophe.

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Je découvre la photo de mon grand-père, — en homme jeune. La photo doit dater du début des années trente, non ? — Je découvre sa cravate, qui m’a l’air un peu clinquante, et je me dis que je ne sais rien de lui. Et ça ne m’étonne pas plus que ça, qu’il portait cette cravate.

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Je sais des anecdotes, toujours drôles, ou censément. Parce que, réellement, elles ne sont pas drôles du tout. Je ne vous ai pas raconté l’histoire du Quéré ?... Je le ferai un autre jour, alors. — Il était comptable, vous savez. Il travaillait, naturellement, pour d’autres Juifs, des petits artisans, — il y en avait tellement. Quand j’étais petit, on les appelait d’une catégorie générique, « les clients ». Avec eux, quand ils étaient seuls, il parlait dans ses langues normales : le polonais et le yiddish (ses deux langues maternelles, pas l’une plus que l’autre). Mais, comme nous étions là, tout le monde parlait français. Une fois, au téléphone, — je devais avoir cinq ans (1966 ?), je l’ai entendu parler yiddish, visiblement énervé. Pourquoi ça m’a marqué, je n’en sais rien.

Mon père, je dois le dire, ne l’aimait pas beaucoup. Et il avait des raisons fortes. — Mais ce sont là des affaires familiales, qui ne concernent personne en tant que telles.

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Ce que je vois, c’est que je ne sais rien. — La chose fondamentale dans sa vie, cela aura été le communisme. Il me racontait ça, — comment, tout jeune, pendant une manifestation en Pologne, lui et ses camarades, ils avaient marché, poitrine découverte, comme chez Eisenstein, face aux fusils, et comment les soldats avaient tiré. Il avait juste dit ça, sans autre détail. J’étais enfant. Je ne sais pas quand, je ne sais pas où. Je ne sais pas ce qui s’était passé ensuite. — Je sais qu’il a fait de la prison, deux ans, je crois. Mon père l’écrit, bien sûr, dans les mémoires qu’il a rédigées pour nous (pas pour une publication), mais, là, je ne vais pas vérifier — ou, plutôt, le fait que je ne m’en souvienne plus est lui-même signifiant. Et puis, il a été expulsé, vers la Belgique (parce que celle qui l’avait épousé, Marie, ma grand-mère) avait de la famille à Bruxelles. C’est ce qui explique que vous lisiez ce texte, parce que tout le monde, absolument tout le monde, toutes les familles, en Pologne, a disparu. J’en ai parlé dans le premier Partages. Ses quatre frères (dont l’un, j’en ai parlé ici, a été arrêté en France), et sa sœur, qu’il adorait. Je sais qu’il l’adorait, mon père me l’a dit, — je n’ai pas vu une photo de cette sœur. Je ne sais pas son nom. Je sais qu’elle avait épousé un érudit, dont mon grand-père parlait avec un grand grand respect. Je sais que cet homme avait travaillé toute sa vie sur un dictionnaire comparé des dialectes de la langue copte. Je ne sais pas pourquoi je garde la formule «des trente-deux dialectes de la langue copte ». Allez savoir s’il y en a vraiment trente-deux. Je sais que le dictionnaire, et lui, et la sœur de mon grand-père, ont disparu à Varsovie. Je ne sais rien d’autre d’eux, que ça.

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Ce sont des ombres. — Pas même des ombres visibles. Juste des signes d’ombres. Des signes qu’il y a eu quelque chose.

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J’ai parlé souvent, je crois, de ma nostalgie du yiddish. Je dis « nostalgie », — qu’est-ce que je peux dire d’autre ? De la façon dont, par les hasards de la vie, cet amour pour une langue que je ne parle pas est devenu une passion pour la langue bretonne — que je ne parle pas non plus, parce que je n’ai personne à qui la parler réellement. Je veux dire que je ne connais personne à qui je ne peux pas dire en français ce que je dirais en breton, et, donc, moi, à chaque fois que j’essaie de parler breton, j’ai l’impression que je joue la comédie. — C’est un long sujet, ça. Et pas gai.

Mais c’est pour cette raison que je n’ai jamais essayé d’apprendre le yiddish. Et pourtant, en yiddish, quelle immense littérature. Et même si un travail considérable a été accompli pour la traduire, tant de choses n’ont pas été traduites. Et tant que choses que je voudrais lire. — Et, voilà, je ne fais pas l’effort. Même l’alphabet, je ne l’ai pas appris. Et ce n’est pas une question de temps. Même si, bien sûr, je n’ai jamais eu le temps. Non, parce qu’on a le temps pour ce qu’il faut : pour « Mesures », par exemple, j’ai trouvé le temps.

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Je sais qu’il y a un océan, d’où je viens, par plein de fibres de mon être (je dis « plein », je ne dis pas « toutes »), — quelque chose qui n’est pas totalement englouti, non, puisqu’il y a des gens comme Charles Yisroel Goldszlagier. Comme tellement d’autres. Des choses qui sont, pour moi, de l’ordre du silence. Pas du silence, justement, mais de la communication sans parole. De l’intonation. De la mélodie pure.

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Et puis de cette douleur terrible qu’est la douleur fantôme. La douleur, oh combien réelle, qu’on éprouve pour celle — oh combien plus réelle — des autres. Celle aussi, comment dire ça ? qui est terrible parce qu’on peut avoir tendance à vouloir s’en parer — s’en emparant. Parce que, à nous qui n’avons rien subi, elle nous donne un semblant de noblesse.

André Markowicz, le 19 juin


Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.