Migrants refoulés, pièges d'enfants : une chronique de Marie Cosnay
On écrit ça : arrestations à grande échelle. On écrit ça : 6500 migrants refoulés vers le sud. On écrit : dans le bateau, aller-retour. Refoulés au Maroc.
Dakhla, perle du sud marocain, ville au tourisme durable, capitale du kitesurf - sorte d’immense papillon des vagues et des vents.
Ville posée sur une bande de terre détachée du continent, un bras au bas du Maroc.
Dakhla.
Dakhla, en ancienne colonie espagnole, en plein Sahara occidental, au sud de Llayoune.
Terre de tourisme, de sable et de mer, terre de conflit, de quête d’autonomie, terre de passage et d’aventure, d’aventure mortelle.
Terre de passage, pas tant que ça, de passage forcé.
Le 11 août, Angela Merkel et le chef du gouvernement espagnol Pedro Sanchez, ensemble en Andalousie, se mettaient d’accord : ils souhaitaient aider le Maroc à contrôler ses côtes. Les passages par l’Espagne sont plus nombreux qu’il y a quelques années. C’est que les grands voyageurs savent ce qui les attend en Libye, contrairement aux capitales européennes qui jugent, eux, la Libye un pays sûr - la France et l’Italie du moins la jugent telle, qui font l’une et l’autre la même politique : six vedettes ont été cédées récemment par la France à la Libye pour garder ses côtes, douze par l’Italie cet été. En dépit du droit international et de la convention de Genève. En dépit des déclarations du président français, il y a un plus d’un an, quand CNN révélait l’existence de marché aux esclaves noirs en Libye.
Le 11 août, la chancelière allemande et le chef du gouvernement espagnol se souvenaient de ce vieux protocole de réadmission, signé par l’Espagne et le Maroc. Il pouvait être utilisé. Il avait été signé le 13 février 1992 à Madrid. Il avait servi un certain nombre de fois, toujours pour refouler des migrants marocains, jamais subsahariens, car, selon les termes de l’accord, il fallait être sûr que les migrants avaient bien embarqué au Maroc, ce que Rabat ne pouvait garantir jusque-là. Mais il y a des arguments convaincants.
Quelques jours après la rencontre des deux chefs d’état, Angela Merkel et Pedro Sanchez, qui quelques semaines plus tard n’accorderait pas l’autorisation de naviguer aux deux bateaux, l’un basque, l’autre catalan, qui s’apprêtaient à prendre la mer pour la Méditerranée centrale à des fins de sauvetage, quelques jours après la rencontre des deux chefs d’état européens, donc, des arrestations à grande échelle se déroulaient dans les villes du Maroc, Nador, Tétouan, Tanger. Le 23 août, 116 subsahariens arrivés en Espagne étaient immédiatement expulsés au Maroc, l’accord bilatéral trouvait donc à s’appliquer.
On écrit ça : arrestations à grande échelle.
On écrit ça : 6500 migrants refoulés vers le sud.
On écrit : dans le bateau, aller-retour.
Refoulés au Maroc.
On lit aussi que des enclaves de Ceuta et Melilla les mineurs qui y sont arrivés, après des mois dans les forêts autour, les plus jeunes prenant les premiers les grillages, on lit que des enclaves de Ceuta et Melilla les mineurs pourront désormais être reconduits dans leur pays d’origine.
Sur Facebook, ce garçon est en lien avec pas mal de garçons qui eux, sont passés, il y a un an maintenant, de ce côté-ci du monde - côté du monde qu’on distingue de l’autre parce que les trajets qu’on choisit de faire n’y sont pas mortels. Le garçon fait partie d’une bande, la bande des garçons qui sortent et veulent entrer, deux verbes utilisés sans complément de lieu, car ils suffisent - sortir, entrer, entendons passer. Les garçons sont accompagnés, bientôt plus accompagnés, parfois oncles et tantes les ont chassés, parfois avec billets de bus et peu d’argent, promesse d’école, parfois rien du tout, parfois après tortures, cette histoire où le gamin se réveille, son oncle lui versant dans l’oreille de l’essence, prêt à y mettre la flamme. D’autres histoires, moins shakespeariennes. Enfants qu’on ne peut plus nourrir. Qu’on envoie chez un parent, parent qui à son tour ne peut plus nourrir.
Sur Facebook, ce garçon, M : je préfère, écrit-il, les prisons de l’Europe des droits que les militaires marocains. On reste muet un moment, on pense aux prisons de l’Europe, on évoque les décrets qui enterrent les droits des enfants, en France, en ce début d’année 2019. On commence à le comprendre, on est empêchés de réponse, et ça ne fait que commencer. Ce n'est pas que je ne veux pas que tu viennes. Si ton copain qui est entré te dit qu’il y a en ce moment des refoulements de l’Espagne au Maroc, pas de bateau de secours, ce n’est pas qu’il te refuse sa chance. On ne te dit pas ne viens pas. On ne peut pas te dire non plus, sachant ce qu’on sait, viens, viens tranquille. Voilà, ça commence, on ne peut rien dire du tout. Ni ne viens pas, ni viens. On est muets.
On en sait moins que toi sur les périls de la route, on a beaucoup moins de talent que toi pour faire de l’attente une simple étape. Mais on sait plus que toi, ou en tout cas on le sait autrement, ce qui t’attend encore, c’est à dire que contrairement à toi on voit d’en haut, protégés, la carte, les labyrinthes, l’effondrement possible devant chacune des portes fermées, l’énergie qu’il faut pour en entrebâiller une.
On se demande : dans quel genre de situation un.e adulte ne peut rien, absolument rien conseiller à un enfant ? Dans quel genre de situation ne peut-on absolument pas exprimer une idée moins mauvaise qu’une autre ?
Sur Facebook M poste des selfies, il montre sa route, ses villes, il est parti en 2016, du Togo. Il dit qu’il est célibataire et musicien. Il écrit en mode public : l’avenir a parlé. Quand je lis la phrase, je sais où il est, où il est trois ans après son grand départ, je sais qu’il est à Dakhla, posé là par les bus marocains, après arrestation à Tanger. Il est au sud du Sahara occidental. Il a remonté le Mali et l’Algérie, il est arrivé à Ceuta, à Tanger, le voici en bas, reconduit, en bus. L’avenir a parlé, j’entends que dans le passé, on pouvait parler, si aujourd’hui il n’y a plus rien à dire devant le danger total. J’entends aussi : dans le passé, demain parlait, décidait. L’avenir se pose là, si ce n’est radieux, il est assuré, le passé le garantit, puisqu’il se niche à l’intérieur, les deux temps se tiennent par la main, ils font la même phrase. Ils augurent, l’un près de l’autre, futur et passé, qu’il y a une continuité. Que la parole sera rendue. C’est une sorte de prière, ou d’oracle auto-adressé.
Alors, le monde, le voici. La carte. Google maps. La bande terre qui fait un bras à l’Ouest du bas du Maroc. Où aller ? Derrière, au Togo, la mort assurée, dit M, exclue. Quelle mort, n’importe, mais la mort. Je réalise à peu à quel point de mutisme je suis arrivée. Il n’y a rien à proposer. Il ne peut pas rester. Il ne peut pas faire demi tour. Il ne peut pas remonter. Je ne peux appeler personne. Il ne peut appeler personne. Personne ne peut appeler personne. Celles.ceux qui défendent la fermeture des frontières et celles.ceux qui trouvent ces politiques aberrantes, contreproductives et inhumaines seraient doute ensemble d’accord sur ceci : on n’avait pas prévu qu’un petit de 15 ans se trouverait piégé dans les terres du désert, sans terme, sans aller, sans retour, sans un sou, avec des projets qui sont de son âge mais n’ont que peu de chances : étudier, être adopté, aller au Canada si l’Europe ne veut pas de lui. « Trouve-moi une famille pour m’adopter. Fais-moi sortir de là ». Je n’ai rien à proposer. Dans quel genre de situation un.e adulte ne peut rien pour un enfant en danger qui appelle au secours ?
On lutte, on sait bien qu’on n’a ni mots ni idées. Qu’on n’a aucune association, aucun.e ami à Dakhla vers qui envoyer, et que si on avait il n’aurait lui-même aucune idée. Mais on sait bien qu’il n’y a pas que les mots ou les gens, on le sait même si on ne veut pas le savoir. Il y a bien quelque chose qu’on pourrait avoir, l’enfant y pense aussi.
On répond non, c'est sans surprise, et il y a deux raisons, que l’enfant a anticipées. Non parce que 2000 euros, je ne les ai pas. Non parce que je ne peux pas payer ton risque fou, risque que le pays où je suis née, entre autres, t’oblige à prendre, toi qui voudrais qu’on vienne te chercher, qu’on t’adopte et t’envoie à l’école. Je ne peux pas payer ta mort possible. La mort derrière, tu dis. Devant, c’est la vie. Parce que la mort devant, en mouvement, à 15 ans, on ne la voit pas. Et c’est le seul moment, dans cette histoire, où je dis à un enfant un mot d’adulte : ce que c’est que le risque, et que oui, bien souvent, il ressemble à la vie.
Marie Cosnay, le 28 février 2019
Marie COSNAY est professeure de lettres classiques et écrivaine. Elle a publié notamment Vie de HB (Nous, 2016), Cordelia la guerre (éditions de l'Ogre, 2015), À notre Humanité (Quidam éditeur, 2012), Villa Chagrin (Verdier, 2006) et Que s'est-il passé ? (Cheyne éditeur, 2003). Elle fait partie des chroniqueuses/chroniqueurs de L'Autre Quotidien. Vous pouvez la retrouver sur Facebook. et sur son blog.