Iran : l’insurrection

Désormais, la jeunesse et les classes défavorisées affirment un rejet unanime de ce régime et tous les choix qu’il a fait depuis 40 ans, tant en termes de société qu’en termes de positionnement sur l’échiquier international. Ce rejet en bloc explique pourquoi des institutions et bâtiments religieux ont été incendiés autant que des banques, pourquoi des policiers ont été abattus au fusil de chasse, leurs voitures incendiées, leurs postes attaqués, et comment on dénombre entre 60 et 100 morts suivant les estimations.

Ce samedi 23 novembre, l’ordre était rétabli à peu près partout en Iran et Internet de nouveau ouvert, les messageries accessibles après une interruption d’une semaine. Du 15 au soir au 19 matin, l’Iran aura connu une poussée de fièvre motivée par une hausse exceptionnelle du prix de l’essence. Que l’information sur ce sujet ait été congrue et lacunaire est le moins qu’on puisse dire. Si peu de bruit étonne quand il s’agit d’un pays dont la politique extérieure préoccupe les Etats-Unis, premier vecteur et premier commanditaire d’informations sensationnelles. Les chaînes de télévision US et celles de quelques autres puissances anglo-saxonnes ont montré des images non recoupées, filmées par des témoins. Ce recyclage d’images dont la provenance n’est pas certaine et qui sont commentées sans la rigueur habituellement exigée était le seul moyen de montrer quoi que ce soit en raison du confinement des journalistes étrangers et de l’interdiction faite à tout Iranien de faire des images et de les diffuser. Saluons ici le courage de ceux qui ont bravé cet interdit, espérons pour eux qu’ils ne sont pas tombés entre les mains des forces de répression, évitant les sévices les plus affreux.

Du peu que l’on parvienne à recouper en se fiant au bouche à oreille, la flambée de violence a beaucoup plus inquiété le pouvoir que toutes les précédentes. Les émeutiers ont paru en effet plus méfiants, mobiles, organisés et déterminés que lors des « émeutes des oeufs » de l’hiver 2017-2018 motivées par des hausses de prix de bien de consommation courante. Cette fois-ci, le régime ne s’est pas contenté de couper la téléphonie mobile et bloquer quelques messageries, il a été contraint d’isoler le pays entier en suspendant les connections ADSL avec l’extérieur dès samedi vers 18h et jusqu’à jeudi matin pour ce qui est de la capitale. Internet reste à l’arrêt dans la plus grande partie du pays. Seuls les services administratifs et certaines entreprises importantes de transport ont conservés leurs accès à la 3G. Ces mesures sans précédent révèlent le niveau d’inquiétude des dirigeants.

Cette panique tangible et l’ordre de faire usage d’armes à feu sont imputables à une situation dégradée à tous niveaux : sur les fronts extérieurs, les milices de l’Iran sont à la peine car les populations qu’elles ont fraternellement aidé à contrer le danger djihadiste ne veulent pas les voir s’installer à demeure et les spolier de leurs revenus légitimes (l’Iran est vu comme un prédateur qui entretient des ministres fantoches à sa solde) ; coté intérieur, la division par cinq des ventes de pétrole a conduit à un déficit majeur de devises fortes, la stabilité des banques (fragiles et souvent mal gérées) est menacée, l’inflation galopante est contenue par un contrôle des prix sur certaines denrées, ce qui impose une hausse de la charge fiscale pour subventionner les approvisionnements aussi bien que pour garantir le paiement des salaires de la fonction publique ainsi que ceux des précieuses milices paramilitaires qui maintiennent un ordre politique désormais rejeté.

La crise était prévue mais les économistes aussi bien que les chancelleries occidentales supposaient que l’Etat iranien tiendrait jusqu’à février, peut-être avril 2020, sans recourir à une majoration brusque de la charge fiscale. La décision de tripler le prix du litre d’essence a donc pris de court. Le guide suprême et le président ont voulu jouer la surprise et appliquer la mesure en urgence extrême, cinq heures après son annonce. Dans un premier temps, croyant peut-être devancer la mesure, les Iraniens se sont précipités pour faire des pleins d’essence, embouteillant les accès aux pompes jusqu’à des heures tardives. Samedi, la panique a pris un tour politique : les foules ont commencé à condamner un gouvernement sans principes ni inventivité, à court d’expédients. Cette critique a vite pris un tour plus radical : le principe même d’un Etat théocratique et celui de sa projection hors frontières sont rejetés. La présence de milices iraniennes en Irak et Syrie, les milliards consacrés à des guerres dont personne ne voit l’intérêt.

Les émeutiers ont été les plus offensifs dans les quartiers défavorisés du sud et sud-est de la capitale où se recrutent traditionnellement les soutiens de l’islam officiel. Désormais, la jeunesse et les classes défavorisées affirment leur rejet de ce régime et de tous les choix qu’il a fait depuis 40 ans, tant en termes de société qu’en termes de positionnement sur l’échiquier international. Ce rejet en bloc s’exprime par les slogans en faveur du shah laïc Reza et se concrétise par les incendies d’institutions et édifices religieux, autant visés que des banques. Rage qui explique pourquoi des policiers ont été abattus au fusil de chasse, leurs voitures incendiées, leurs postes attaqués, et comment on dénombre entre 61 et 106 morts suivant les estimations. Mardi, le couvre-feu était levé à Téhéran mais il n’était pas certain qu’il ait pu l’être dans une quinzaine d’autres villes, dont des métropoles régionales comme Rasht, Ahwaz, Mashhad. On sait Chiraz, Tabriz et Isfahan restées effervescentes jusqu’au 22 novembre. Dans les régions peuplées par des minorités sunnites dont le persan n’est pas la langue maternelle, la tension va sans doute rester vive plusieurs semaines.

Le choix de devancer les échéances du printemps prochain aura été une erreur et si la fermeté semble provisoirement payer, la crise sociale ouverte va nécessairement aggraver les difficultés économiques attendues pour l’année prochaine. L’insurrection a été matée mais qui peut dire si la prochaine le sera ? Dans cette situation dramatique, les puissances occidentales ne brillent ni par le discernement, ni par le choix d’objectifs prioritaires. Trump aura préféré de rien entreprendre et l’Europe, indécise, se ridiculise en se contentant de lever le doigt du moralisateur.

Léon Michkine