Tsunami en Catalogne (une analyse des méthodes du mouvement Tsunami Democratic)
Depuis l'annonce du jugement extrêmement sévère de la Cour Suprême en Catalogne, un « Tsunami démocratique» a déferlé dans les rues pour s'opposer à la répression et défendre les libertés fondamentales. Petite observation de ce mouvement revendiqué comme non-violent qui, moins d'une semaine après son déclenchement, compte plus de 310 000 personnes sur sa boucle Telegram.
Les tsunamis succèdent généralement aux tremblements de terre. Pour le mouvement indépendantiste catalan, le tremblement de terre, c’est le verdict rendu ce lundi 14 octobre par la Cour Suprême espagnole condamnant neuf de ses leaders à des peines de 9 à 13 ans de prison pour “sédition, malversation de fonds publics et désobéissance” suite à l’organisation en 2017 d’un référendum pour l’indépendance jugé illégal par Madrid. Immédiatement après, une foule immense envahit et bloque l’aéroport du Prat à Barcelone, provoquant l’annulation de plus d’une centaine de vols, tandis que des actions sont menées simultanément à Madrid. Ce qui vient de se déclencher, c’est le Tsunami Democràtic (Tsunami Démocratique en français). Le mouvement, non-violent, se revendique comme la riposte populaire face à la répression.
Alors que les médias parlent principalement des violences en marge du mouvement indépendantiste, et sans poursuivre l’objectif de proposer une analyse fine d’une situation pour laquelle nous manquons à ce stade de recul, cet article vise simplement à observer des éléments d’organisation d’un mouvement revendiqué non-violent qui, moins d’une semaine après son déclenchement, compte plus de 310 000 personnes sur sa boucle Telegram et est capable d’organiser des mobilisations massives.
Une préparation minutieuse
En réalité, le Tsunami Democràtic n’est pas sorti des eaux spontanément le 14 octobre, mais résulte d’un processus minutieusement préparé depuis plusieurs mois. Un channel Telegram, canal de discussion unidirectionnel dont on ne peut voir ni les participant-e-s ni l’identité de celles et ceux qui diffusent les informations, est créé fin août 2019 et commence à émettre le 2 septembre. Petite vidéo. Une casserole, pleine d’eau, se met à bouillir. Un message, éloquent : “Changeons l’état des choses”. Le communiqué qui suit insiste sur le respect des libertés fondamentales et la justice sociale [1]. Leurs stratégies ? La non-violence et la désobéissance civile. Leurs “outils” ? “L’autocritique, l’ironie, la créativité, la diversité, l’imperfection et tout ce qui compose un mouvement collectif et transversal”, peut-on lire dans ce premier communiqué.
Pendant plusieurs semaines, Tsunami Democràtic a préparé la lame de fond, progressivement, à coup de messages diffusés sur Twitter et Telegram, d'affichage massif dans les rues de visuels envoyés sur les réseaux sociaux pour préparer la “riposte”, d' actions non-violentes menées pour dénoncer notamment les entreprises estimées complices de la répression [2]. Les citoyennes et citoyens étaient invité-e-s à se tenir prêt-e-s et à rejoindre les canaux de communication, tandis que le maintien du secret autour de la nature de ce “tsunami” permettait d’attiser les curiosités et de jouer de l’effet de mystère pour attirer les foules. Si le mouvement est dit "citoyen", il a pu compter sur un relais actif au moment du lancement de la part d'organisations et de partis catalans, ce qui a contribué à atteindre si rapidement un tel niveau de participation. Différentes tendances de la société civile s'étaient réunies quelques mois auparavant, notamment pour anticiper la façon dont réagir à la condamnation.
En ligne de mire : la date de la sentence rendue par la Cour Suprême espagnole à l’encontre de neuf anciens dirigeants indépendantistes jugés notamment pour “rébellion” [3] suite à la déclaration d’autonomie d’octobre 2017 qui avait donné lieu à des mobilisations populaires massives et non-violentes, à une vive répression, à des arrestations et à l’exil notamment d’un des leaders, Carles Puigdemont.
Massifier, s’organiser, et prendre le temps qu’il faudra
La massification, l’organisation et le temps sont des éléments clés mis en avant dans la lutte catalane.
Alors qu’en septembre, les commentateurs voyaient dans les traditionnelles mobilisations à l’occasion de la fête de la Catalogne du 11 septembre un essoufflement de la mobilisation [4], il semblerait au contraire que le Tsunami Democràtic ait permis de la revigorer. Si lundi 14 octobre en fin de journée, près de 150 000 personnes avaient déjà rejoint la boucle Telegram, leur nombre a plus que doublé moins de trois jours après. Un objectif clair : la massification. Régulièrement, des messages sont postés sur Telegram et les réseaux sociaux pour inciter les gens à parler du mouvement autour d’eux et à faire grossir les rangs. “Nous devons être plus. Beaucoup plus.”, peut-on lire en pleine occupation de l’aéroport de Barcelone.
La stratégie de communication, d’ailleurs, permet cette inclusivité. On y met en exergue la force du peuple (#LaForçaDeLaGent) et on le rappelle chaque jour : le tsunami, c’est toi. Rien de mieux pour que chacun-e se sente être l’une de ces “gouttes d’eau” qui composent le tsunami. Les mots ne peuvent pas être plus convaincants : #BeWaterMyFriend [5] retrouve-t-on sur un visuel.
Deux autres éléments importants : d’une part, la spontanéité, la décentralisation, la créativité, ne sont pas opposées à l’organisation. Ainsi, dans la soirée du 14 octobre, le cinquième communiqué annonce l’ouverture d’une période d’actions coordonnées et organisées, qui poursuivront des objectifs définis et concrets. D’autre part, le mouvement rappelle qu’il s’agit d’un processus et que cela se construit dans le temps. Les messages incitant les participant-e-s à prendre du repos et à se préparer à une lutte de longue haleine, sont plusieurs fois répétés. Pour éviter les “frustrations”, le mot d’ordre est clair : cela peut durer des jours, des semaines. Mais aussi des mois, “ce serait mentir” que de dire le contraire. En tout cas, cela doit durer jusqu’à ce que les objectifs soient atteints.
La tech face à l’oppression
Les plus geek d’entre nous auront été fasciné-e-s par un élément du dispositif d’organisation : l’application, téléchargeable gratuitement et qui s’active grâce à un QR code. Des centaines d’entre eux ont été diffusés et s’obtiennent auprès de proches, mécanisme encourageant des cercles de confiance. L’application permettra ensuite aux utilisateur-rice-s de localiser et rejoindre les actions qui s’organiseront à proximité. Des messages d’explication sont diffusés sur les réseaux sociaux pour répondre à celles et ceux qui auraient des difficultés à faire fonctionner l’application. C’est ainsi que, via ce procédé, des centaines de faux billets d’avion auraient été partagés aux militant-e-s lundi 14 octobre pour accéder à l’enceinte de l’aéroport de Barcelone. On retrouve l’esprit de la communication “distribuée” chère aux Indignados : des outils permettent la décentralisation et la réappropriation partout des actions.
Le dispositif technologique garantirait ainsi la confidentialité des citoyen-ne-s qui l’utilisent, mais aussi de celles et ceux qui animent le processus. En effet, aucun-e porte-parole n’est identifié-e (mis à part le célèbre entraîneur du Manchester City, Pep Guardiola, qui a servi de relai pour diffuser l’un des premiers messages publics de Tsunami Democràtic), et un anonymat total est maintenu derrière les outils utilisés. Une façon de se protéger de la répression forte qui touche le mouvement catalan et pour lequel nombre de ses cadres sont en prison.
Non-violence et fermeté
Une fois de plus lors de manifestations massives populaires en Catalogne, la non-violence est érigée en principe stratégique, et ce tout au long des communications du Tsunami Democràtic. Dans le communiqué du 16 octobre, il est rappelé qu’il s’agit de toujours éviter la promotion de la violence ou la transformation d’une action en actes violents. La non-violence y est présentée comme la “stratégie fondamentale du mouvement, pour des raisons de stratégie et d’effectivité”, cette dernière prenant appui sur les exemples historiques des dernières décennies. La non-violence est “l’outil le plus puissant face à la démophobie de l’État espagnol”, ce dernier étant accusé de chercher à provoquer la violence, images d'infiltrations à l'appui. Dans l’esprit catalan, la non-violence n’est pas confondue avec la passivité : si la violence est strictement bannie, en revanche on n’hésite pas à faire preuve de fermeté. Déjà, lors des manifestations massives en 2017, qui avaient suscité une répression très violente de la part des forces de l’ordre, la population avait presque intégralement respecté le cadre non-violent. Une attitude qui avait participé du sentiment d’indignation ressenti par la communauté internationale face aux images de brutalités policières devant des citoyen-ne-s aux mains levées, et qui avait permis de faire résonner les revendications d’auto-détermination de la Catalogne de manière très large en Europe et à l’international.
Observer les autres mouvements non-violents, c’est apprendre chaque jour de la détermination des peuples à s’organiser pour plus de libertés et plus de justice, et s’inspirer des méthodes novatrices qu’ils utilisent. Sans s’aventurer dans des comparaisons hasardeuses, l’élan insufflé par Tsunami Democràtic nous incite à retenir une image, celle de cette foule de citoyen-ne-s qui répond à l’appel de “remplir les rues”.
Nul doute que des tremblements de terre de diverses magnitudes continueront d'agiter le mouvement climat, jusqu'à ce qu'un d'eux engendre le tsunami qui renversera le système. Une leçon à retenir : continuons de nous y préparer en nous organisant, pour être capables de nous saisir de ces secousses... et même du battement d’aile d’un petit scarabée (nous aussi on avait envie de citer Bruce Lee).
Alternatiba, le 17 octobre 2019