Gilets jaunes : pourquoi la vidéo l’a emporté sur le journalisme

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La crise qui oppose les Gilets jaunes à l’Etat et ses dirigeants n’a pas bénéficié du rôle arbitral en principe dévolu au journalisme d’information, dont la fonction est d’éclairer l’opinion en présentant les faits de façon indépendante. Pendant deux mois, une écrasante majorité des médias, et notamment les grands JT et les chaînes d’info, ont adopté le point de vue du pouvoir, en focalisant l’attention sur les violences des manifestants, et en dissimulant celles bien supérieures occasionnées par la répression la plus féroce jamais observée dans une démocratie depuis 1968 (au 14 janvier, Libération dénombre 93 blessés graves parmi les gilets jaunes, dont 68 par des tirs de lanceur de balle de défense; au moins treize victimes ont perdu un oeil).

Cette asymétrie se vérifie jusque dans les propos du chef de l’Etat. Lorsque celui-ci déclare «n’accepter aucune forme de violence», dans sa Lettre aux Français du 13 janvier, il ne craint pas d’être mal compris par un public qui risquerait d’associer ce terme aux exactions des forces de l’ordre.

Pourtant, à l’ère des médias sociaux, une telle divergence avec le réel ne peut pas résister longtemps à la contre-information alimentée par la communication militante, par divers canaux alternatifs habituellement peu visibles (Brut, Le Média, RT France, Révolution permanente, etc.) et par la diffusion d’extraits vidéos via la conversation en ligne. Cette contre-information a nourri une vigoureuse critique des médias qui, loin de se borner à une «haine» circonscrite aux seuls Gilets jaunes, a concerné une part grandissante du public, qui s’est progressivement détaché d’un récit de moins en moins crédible, au profit d’une information alternative “bricolée” avec les moyens du bord, plus consommatrice de temps et d’efforts, mais plus satisfaisante dans sa restitution du réel.

D’abord invisible pour les grands médias, qui continuaient à opposer un journalisme présumé objectif à un système d’information autonome du mouvement via Facebook, ce déplacement a fini par alerter les acteurs de l’information eux-mêmes, comme le suggère une réunion du CSA du 10 janvier, qui a constitué un tournant dans le traitement des Gilets jaunes.

Selon le compte rendu du Monde, la journaliste Mémona Hintermann, chargée du dossier, a souligné une prise de conscience de la part des responsables des chaînes, préoccupés par la perte d’audience de groupes entiers, mécontents d’une représentation défavorable d’un mouvement pourtant approuvé par une majorité de Français. A partir de ce moment, on a pu observer la multiplication des signes d’un rééquilibrage du traitement médiatique, débordé par l’auto-production d’un récit alternatif de l’actualité via la conversation en ligne.

Cette crise majeure de l’information n’aurait pas pu se jouer sans la circulation d’extraits vidéos, séquences autonomes produites par divers acteurs: militants, témoins occasionnels, mais aussi par de jeunes journalistes ou de nouvelles agences (Rémy Buisine, Clément Lanot, Brut, Line Press, etc), et diffusées rapidement en accès libre sur les réseaux sociaux.

Cette production au plus près de l’événement d’une information à la fois disponible, crédible et partageable s’inscrit dans le prolongement d’une évolution historique, encouragée par la communication numérique. Celle-ci privilégie l’accès direct à un document qui restitue les faits avec un minimum de médiation, donnant au spectateur l’illusion d’avoir assisté à la scène, et d’être capable de juger seul de l’événement. D’une durée qui n’excède pas quelques minutes, le document vidéo présente de préférence une action, un événement ou une performance qui a les apparences de la spontanéité, et comprend l’essentiel des informations nécessaires à sa compréhension.

A ces conditions, il réunit plusieurs propriétés précieuses: celle d’être perçu comme une convocation du réel, une présomption de témoignage, mais aussi une démonstration autosuffisante. Ce genre micro-documentaire a inspiré un nouveau format de news, dont le nom de l’agence «Brut» (2016) illustre bien ces principes.

Deux facteurs en accentuent encore l’efficacité. Dans le contexte de la crise des Gilets jaunes, c’est la défiance envers un récit médiatique ressenti comme orienté, partial et axé sur le commentaire, qui a constitué le principal levier du déplacement vers le document vidéo. L’intensification progressive de la conversation et de la recherche d’information, en proportion de l’amplification de la crise, a également créé une forme de critique et de commentaire participatif, permettant d’établir la validité et la signification des sources.

Plusieurs exemples ont en effet montré qu’un enregistrement vidéo, quelle que soit son authenticité, ne suffit pas à comprendre la réalité d’une situation complexe, ou que l’interprétation d’une image peut prêter à discussion. La première vidéo à faire l’objet d’un large débat participatif a été la séquence filmée par un policier à Mantes-La-Jolie le 6 décembre 2018, montrant l’humiliante interpellation collective d’une centaine de jeunes à genoux, les mains sur la tête.

Si la majorité des réactions s’offusque d’un traitement dégradant, on trouve également des commentateurs pour applaudir la fermeté des forces de l’ordre. L’interprétation des images dépend de la façon de voir les mineurs: comme des enfants d’âge scolaire, que la société doit protéger, ou comme des délinquants justement punis.

Ces caractéristiques imposent de dépasser la simple expression de l’indignation. Pour mieux convaincre, on voit les internautes associer ces images à des situations comparables – traitement des prisonniers de guerre, épisodes historiques ou encore humiliations collectives par les groupes terroristes. Cette forme de lecture symbolique, rarement appliquée au document vidéo, se répand au fur et à mesure de la diffusion du témoignage. Cette propagation suggère que les participants au débat ne prennent pas seulement connaissance de l’information visuelle, mais simultanément des appréciations qui l’accompagnent, et qui contribuent à orienter leur jugement.

Une internaute l’exprime clairement: «Ce soir, je vois les vidéos de Mantes-la-Jolie. Stupeur. Cette vidéo de lycéens, à genoux, en rangs, les mains sur la tête pour certains, attachés pour d’autres, me glace. (…) Puis je lis les commentaires, un peu partout, en réaction à cette vidéo. Beaucoup d’indignation devant ces attitudes inhumaines. Et aussi, aussi… Tous ces autres commentaires, haineux.»

Au fur et à mesure de l’approfondissement de la crise, la critique conversationnelle des vidéos devient un genre en soi du débat public: non seulement comme outil de l’établissement des sources, mais comme une arme argumentative qui met les faits au service d’une lecture politique ou morale. L’épisode des motards (29 décembre) ou du boxeur Christophe Dettinger (5 janvier), qui marquent les Actes 7 et 8, voient le déploiement d’une controverse qui mobilise de nouvelles séquences et réoriente à plusieurs reprises l’interprétation des vidéos. Attestation de la primauté du débat en ligne, le commentaire médiatique postérieur reprend la structure établie par la critique conversationnelle.

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Lorsque des camps s’affrontent pour convaincre l’opinion, l’information n’est jamais neutre, mais devient une arme. Dans la crise des Gilets jaunes, les médias mainstream comme le gouvernement ont toujours été en retard d’une bataille. Confrontés à l’alternative construite par les documents audiovisuels, preuves autosuffisantes mobilisables sans intermédiaire, ils ont continué à défendre le privilège de la médiation, sans voir que celle-ci n’a plus aucun pouvoir si elle ne s’appuie plus sur la confiance. La rugueuse crudité de la vidéo, l’autonomie de sa consultation ou l’efficacité de la critique participative sont autant de traits qui dessinent les attentes d’un public qui a acté la faillite des médiateurs, et qui ne compte plus que sur lui-même.

André Gunthert


André Gunthert est enseignant-chercheur, maître de conférences en histoire visuelle à l’EHESS depuis 2001. Spécialiste d’histoire de la photographie, il a élargi son champ d’étude aux usages sociaux des images, et compte parmi les premiers à avoir interrogé leur basculement dans l’ère numérique. Ses recherches actuelles sont consacrées aux systèmes narratifs de la culture visuelle. Il publie régulièrement ses travaux récents sur le blog L’image sociale.