Les élections dans un Brésil complètement désarticulé - explications d’une catastrophe

Nous l’annonçions dans cet article quelques jours avant que les brésiliens aillent aux urnes, cette élection pourrait causer des surprises, et ce fut hélas le cas. Le candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro, qui était crédité de 39% des voix dans les sondages, a failli passer dès le premier tour avec 46,06% des suffrages, loin devant le candidat du Parti des Travailleurs, Fernando Haddad, avec seulement 29,24% des voix. La gauche ne fera pas oublier ses responsabilités en blâmant l’abstention. Il est temps d’oser critiquer la manière dont le Parti des Travailleurs a gâché treize années au gouvernement. Pour plonger finalement le pays dans une situation terrible.

La crise économique, les manipulations des médias et la corruption systématique ont fait croître le rejet de la politique et des partis. Un tel scénario pénalise non seulement la droite, mais aussi la gauche, puisque 60% des abstentionnistes et de ceux qui ont voté  blanc sont potentiellement des électeurs progressistes et de gauche, qui ne font plus confiance aux partis et ont perdu l’espoir  d’un réel changement politique. La destitution de Dilma Roussef (qui n’a fini que quatrième d’une élection sénatoriale où elle se présentait, c’est dire !), les réformes libérales désastreuses de son successeur Michel Temer et la machine judiciaire ad hoc inventée pour emprisonner Lula et pénaliser le PT, ont fait grandir dans la population brésilienne la méfiance envers l'Etat, la méfiance envers les partis et, surtout, ce que l'on appelle le desencanto para a politica, le désenchantement vis-à-vis de la politique.

Afin d'analyser le contexte politique actuel, les principaux instituts de sondages brésiliens, Datafolha et Ibope, sont entrés en lice, réalisant une enquête qui a donné des sueurs froides aux responsables du marketing électoral. D’un côté, "Datafolha" note que « 68% des électeurs ne font plus confiance aux partis politiques », tandis que pour Ibope "le pourcentage de la population qui se méfie de la politique atteint 83%! ». Cette méfiance, particulièrement sensible dans la classe moyenne et dans de nombreux secteurs du prolétariat, est accrue par la confusion due à la présence des treize candidats présentés par les trente-cinq partis enregistrés au Tribunal supérieur électoral (TSE), auxquels s'ajoutent vingt « candidats sans parti », qui auront pour rôle de discréditer encore plus les partis traditionnels, en lançant contre eux des accusations fantastiques et en promettant l'impossible et l’irréalisable ! 

Bolsonaro est le candidat d’une bourgeoisie prise de panique

De nombreux analystes influents, tels que Mino Carta et Paulo Kliass, ont écrit dans divers articles que l'ex-capitaine de l'armée, le fasciste Jair Messias Bolsonaro, peut disputer le second tour « En raison du désastre politique, économique et social que le gouvernement de Michel Temer a provoqué à la suite du coup d’État qui a destitué la présidente Dilma Roussef ! »

Ainsi, le centre national de statistiques, l’  IBGE , rappelle qu'au début du second mandat de Dilma (2014), le taux de chômage était de 5,8%, (6.123.000), alors qu'aujourd'hui, après deux ans de gouvernement ultra-libéral, le chômage a doublé pour atteindre 13,1%, soit 13.257.000 chômeurs. 65% d’entre eux sont des jeunes de dix-huit à trente-cinq ans, pour la plupart afro-brésiliens, vivant dans les "favelas" ou dans les zones urbaines dégradées des capitales brésiliennes !   

N'oublions pas la récente enquête de l'institut PEA sur l'évolution de la population active brésilienne, selon laquelle le travail non déclaré - qui était de l'ordre de 40% en 2014 - est passé à 60% aujourd'hui en raison des réformes libérales du gouvernement Temer. La même source rappelle qu'environ trois millions de travailleurs ont été officiellement rayés des registres des agences pour l'emploi parce qu'ils ont renoncé à trouver un emploi avec un contrat régulier. Un contingent de travailleurs devenus totalement précarisés, vivant au jour le jour !              

En fait, le projet putschiste, qui a commencé par la destitution de la présidente Dilma Roussef et s’est ensuite poursuivi par la condamnation et la détention par les juges fédéraux de Curitiba et de Porto Alegre de l'ancien président Inácio Lula da Silva, le dirigeant historique du PT et du mouvement populaire brésilien, a atteint les objectifs géostratégiques fixés par le département d'État US, mais s’est soldé par un échec complet dans le domaine économique, aggravant la récession, en plus de provoquer un véritable désastre social qui commence à faire peur parce qu’il peut déclencher une explosion à n’importe quel moment.

L'Institut de Recherche Économique Appliquée (IPEA) - organisme public lié au Secrétariat les Questions Stratégiques de la Présidence de la République - dans son « Atlas da Violência no Brasil » (Atlas de la violence au Brésil) en dévoile une conséquence dramatique en révélant que, depuis 2016, 62 502 meurtres ont été commis, dont 93 % par armes à feu. C'est un nombre trente fois supérieur à la somme des meurtres commis dans tous les pays de l'Union européenne ou en Syrie. Sans oublier que, dans la ville de Rio de Janeiro occupée par l'armée sous le régime de l’« état de siège », des affrontements armés ont lieu continuellement dans les « favelas entre les « narcos » et les militaires, avec un bilan de six à dix morts par jour, évidemment tous de jeunes Afro-brésiliens, noirs ou mulâtres.

La même source signale qu'en 2015, il y avait dans les prisons brésiliennes 615 933 détenus, dont 40% étaient en attente de jugement. En 2016, ce nombre était passé à 726 700, et en juin de cette année, le ministre de l'Intérieur, Raul Jungmann, a annoncé que le nombre de détenus atteignait 841 800, avec la triste perspective d'égaler les USA en 2025 (avec environ un million et demi de détenus !).

Pour cette raison, les médias, et en particulier les journaux de São Paulo Estadão et Folha de São Paulo, ainsi que les omniprésents Globo et TVGlobo, répercutant les craintes de la classe moyenne, des industriels et d'une grande partie de la bourgeoisie, ont donné une visibilité excessive à la candidature du fasciste Jair Messias Bolsonaro, candidat de l'extrême droite officiellement inscrit sur les listes du PSL (Parti social libéral).

Ce candidat, ouvertement raciste, homophobe, partisan de la dictature, de la répression aveugle contre les partis de gauche et les syndicats et favorable à l'usage de la torture, n’était crédité au début de l'année que de 4% des intentions de vote et était rejeté par 68% des électeurs. Cependant, avec l'entrée dans l’arène en sa faveur des chaînes de télévision (TV GloboSBTBandeirantesMTVCNT) et du groupe médiatique de l'église évangélique Assembleia de Deus (Rede Record etRecord News), sa cote a grimpé en juin à 18%, puis à 20% suite à la maladroite agression au couteau par un  déséquilibré.

Les télévisions présentent Bolsonaro comme un sauveur de la patrie, un nationaliste pur et incorruptible, évidemment très macho et viril, et comme l’unique solution pour sortir le Brésil de la crise économique et combattre le trafic de drogue.

Son « gourou » est l'économiste ultra-libéral Paulo Guedes, docteur de l'Université de Chicago, qui a résumé le programme économique de Bolsonaro en deux chapitres :  1) Réduire l’État au minimum ; 2) Tout Privatiser ! Pour cette raison, les 121 multinationales présentes au Brésil ont immédiatement soutenu la candidature de Bolsonaro, tandis que lui parvenaient les habituels messages d'encouragement de la Maison Blanche, d'autant plus que Bolsonaro, dans ses derniers discours avant l'attentat, avait affirmé à plusieurs reprises  « la nécessité d’abattre la dictature communiste au Venezuela, y compris par une intervention armée ! ».

Il est clair que la ferme aversion de Bolsonaro  envers la gauche, sa haine du PT, du MST et des syndicats, et son choix du général de réserve ultra-conservateur Hamilton Mourão comme candidat à la vice-présidence dans la campagne électorale, ont multiplié les sympathies envers lui dans les rangs supérieurs de l'armée et dans l’oligarchie de l’agro-business, formant un dangereux triangle électoral dont la base repose sur la classe moyenne, et les deux autres côtés sont formés par les militaires et les oligarchies industrielles et latifondistes.

Selon Fernando Bizzaro, de l'Université de Harvard et chercheur au Centre d'études latino-américaines David Rockefeller, le contexte est extrêmement complexe, car l’envolée de Bolsonaro « ne dépend pas de facteurs politiques objectifs, mais d'éléments émotionnels alimentés par les médiasPersonnellement, j'avais toujours cru que Bolsonaro ne dépasserait pas les 4%. Par malheur, les sondages actuels le présentent comme un candidat potentiel du second tour avec 18% ! »

Cette croissance est due aux déboires de l'ancien gouverneur de l'État de São Paulo, Geraldo Alckmin du PSDB, et d’Henrique Meirelles du MDB, ancien ministre du Trésor du gouvernement Temer et également président de la Banque centrale sous les deux gouvernements de Lula. Alckmin et Meirelles devaient gagner les nombreux électeurs de la classe moyenne, surtout ceux du Sud et du Centre-Sud brésilien, freinant ainsi l'ascension de Bolsonaro. C'est l’inverse qui s'est produit, et Alckmin et Meirelles sont bloqués à 5%.

C’est pourquoi DatafolhaIbope et Vox Populi envisagent un second tour polarisé avec à droite Bolsonaro, devenu le candidat de tous les conservateurs, modérés, catholiques intégristes, sectes évangéliques et groupes fascistes, tandis qu’à gauche Fernando Haddad, va tenter de profiter du lourd héritage de Luiz Inácio Lula da Silva  et rassembler sur son nom le vote populaire.

Lula dirige la campagne du PT depuis sa prison

Tout de suite après la seconde condamnation de Lula par le tribunal fédéral de Porto Alegre, la direction nationale du PT, présidée par la sénatrice Gleisi Hoffmann, a décidé de continuer à appuyer sa candidature afin de revitaliser la campagne électorale du PT. Un choix politiquement correct, qui anticipait la décision absurde du juge Sergio Moro d'imposer l'arrestation de Lula « pour éviter la pollution des preuves », contrairement à l'avis de la Commission pour la  Justice pénale de l'ONU et de nombreux pénalistes brésiliens, selon lesquels : « Les preuves présentées par le juge Sergio Moro sont inexistantes et s'inscrivent à l’évidence dans le contexte  d'une persécution politique qui a dès le début servi de base à l’enquête du parquet fédéral de Curitiba et de la police fédérale. « 

L'arrestation et la détention de l'ancien président à la prison fédérale de Curitiba ont rendu la bourgeoisie brésilienne et les dirigeants des multinationales fous de joie, même s'ils se sont rendu compte plus tard que la décision autoritaire du juge Sergio Moro avait encore plus motivé les électeurs à prendre position en faveur de Lula ; la deuxième semaine de juin, IBOPE et Vox Populi prévoyaient entre 52% et 48% des intentions de vote en sa faveur.

Des chiffres qui, le 30 août, s’étaient stabilisées à 40,2%, lorsque le Tribunal supérieur électoral (TSE) a commis un autre acte arbitraire en annulant la candidature de Lula, avant que le Tribunal Suprême fédéral ne se prononce pour la troisième et dernière fois sur sa culpabilité présumée.

À ce stade, dans l’incapacité d'accorder des interviews aux journalistes et aux télévisions, Lula a écrit une lettre à tous les électeurs et sympathisants du PT, lettre que son avocat Luiz Eduardo Greenhalgh a immédiatement lu devant les caméras de vingt-cinq télévisions en sortant de la prison de Curitiba. Dans cette lettre, Lula appelait à voter pour son candidat à la vice-présidence, Fernando Haddad, ancien maire de la mégalopole de São Paulo et ministre de l'Éducation pendant les deux premiers gouvernements du PT (2003/2011).

De cette façon Lula a peut-être été en mesure de transférer la plupart des intentions de vote en sa faveur au jeune Fernando Haddad, qui selon l'agence Vox Populi, est passé  de 5,8% au départ à  22%, tandis que l'autre agence spécialisée dans les sondages électoraux, Datafolha, ne lui accorde que 18% des intentions de vote, ce qui le situe néanmoins Haddad au même niveau que le candidat de la droite, Jair Messias Bolsonaro.

Un scénario qui, selon le politologue Fernando Bizarro et la plupart des analystes politiques brésiliens, rappelle la polarisation droite/gauche de la campagne électorale historique de 1989, lorsque les électeurs brésiliens, au bout de trente-cinq ans, ont pu à nouveau élire le président de la république au suffrage universel. Malheureusement, Lula a ensuite été battu par Fernando Collor de Mello, le candidat de  TV Globo, de la bourgeoisie, des oligarchies, de l'armée et bien sûr, du Département d'État USaméricain.

La grande différence est qu'aujourd'hui la gauche, et surtout le mouvement populaire, sont complètement désunis, non tant au niveau national, mais surtout dans les vingt-six États de la fédération. Cette désunion existait avant même les mésaventures juridiques du PT et de Lula, mais elle peut conduire à une situation complexe pour le PT, puisque le PDT - le parti travailliste fondé par Leonel Brizola - se présente aux élections avec un son propre candidat, Ciro Gomes.

En effet, le 13 septembre,  24 jours avant le premier tour, Datafolha a évalué les intentions de vote en faveur de Ciro Gomes à 10%,  pouvant grimper jusqu’à 18% grâce aux voix de la classe moyenne, au cas où le PDT prendrait des positions nettement démarquées de celles du PT.

Quant à Guilherme Boulos, c’est le candidat du PSOL (Parti Socialisme et Liberté), qui vise à reconstruire la nouvelle gauche et mobiliser le mouvement populaire sur des bases de classe et les questions sociales. Étant donné que Boulos est soutenu par le PCB (Parti communiste brésilien) et les mouvements urbains liés au MTST (Mouvement des travailleurs sans toit), très actifs dans les "favelas" des grandes villes, il est clair que le candidat du PSOL pourrait prendre de nombreuses voix à Haddad lui-même, peu estimé dans les milieux  gauchistes, surtout après sa campagne malheureuse pour se faire réélire maire de São Paulo en 2016.

Malheureusement, l'intense activité politique de Boulos - qui a rejoint le PSOL récemment - prendra fin à la fin du second tour, lorsque le sectarisme des différentes tendances prévaudra dans le parti, notamment l'antipétisme historique du MES [Mouvement de la gauche socialiste] de Luciana Genro et des différents groupes liés au trosko-morénisme argentin.

Les résultats positifs obtenus par le PT sont le soutien inconditionnel et militant du MST (Mouvement des Sans Terre) de João Pedro Stedile, du petit PCdoB (Parti Communiste du Brésil), du microscopique Parti Trotskyste  PCO (Parti de la Cause Ouvrière) de Rui Costa Pimenta, des groupes catholiques liés à la Pastorale Ouvrière et à la Pastorale Paysanne, et de certains secteurs évangéliques de Rio de Janeiro, de Salvador et de Belo Horizonte. En outre, le PT a signé un accord important avec le PSB (Parti socialiste brésilien) en vertu duquel celui-ci ne soutiendra aucun candidat au premier tour, puis décidera quoi faire au second (1).

Les effets de la polarisation sur la gauche brésilienne

À la suite du dépôt au Parlement de la demande de destitution contre la présidente Dilma Roussef, en 2015, la direction du PT a   fait une déclaration dans laquelle le parti  optait pour « La défense juridique pour sauver les institutions du coup d'État déclenché par les forces obscures de la réaction ». Cette position rhétorique n'a cependant pas mobilisé les 38% de Brésiliens qui avaient voté pour Dilma et encore moins menacé lesdites forces obscures par la réalisation de mobilisations populaires dans les villes ou de grèves générales dans les usines.

D'autre part, tout le monde s'attendait à une réaction militante de la part de Dilma, considérant que pendant la dictature elle a été torturée pendant ses trois années de détention (1970/72), en tant que combattante du "COLINA" (Commandement de libération nationale) et, après sa dissolution, de l'organisation "VAR Palmares" (Avant-guarde armée  révolutionnaire Palmares).

Malheureusement, Dilma a préféré continuer à faire de tranquilles promenades à vélo dans les jardins du palais présidentiel de Brasilia, tandis que Lula faisait sa deuxième erreur en voulant négocier l'avenir de Dilma avec Michel Temer, qui en avait conçu la destitution. Une erreur qui, en très peu de temps, a émoussé le sentiment de révolte, au point que toutes les mobilisations ont toujours été contrôlées par la police, les participants toujours composés uniquement des militants du MST, les syndicalistes de la confédération CUT et les « fonctionnaires » de l’appareil électoral du PT.

Ce dernier, dans la pratique est devenu le poumon du PT, car il se compose de plus de 50 000 « militants à temps plein », payés comme des professionnels pour assurer à la direction du PT la participation du parti aux élections des gouverneurs, sénateurs et députés fédéraux, à celles des députés des États, des maires et des élus municipaux aux conseils des 5 557 municipalités du Brésil.

Cet appareil électoral est tout à fait contraire à une quelconque politique de gauche susceptible de menacer le statu quo et de provoquer une rupture possible entraînant l’éventuelle réaction de l'armée. En fait, beaucoup se demandent pourquoi le PT s'est borné à dénoncer le « coup d’État », mais sans réagir et sans appeler les prolétaires, les travailleurs et les étudiants à descendre dans la rue pour sa défense. Tout comme reste un mystère l'initiative de Lula de vouloir négocier avec Temer, sachant que celui-ci était le principal responsable de la conspiration politique contre Dilma et le garant des relations subversives conçues par les hommes du Département d’État [des USA, NdT] et de la CIA, ces derniers étant parfaitement infiltrés dans le Département des renseignements de la police fédérale.

La réponse, c’est Lula lui-même qui nous la donne dans son livre, édité par Ivana Jinkings avec les meilleurs intellectuels et journalistes liés au PT, et que la maison d'éditions Boitempo a préparé tout de suite  après la condamnation de Porto Alegre, pour qu’il soit diffusé dès les premiers jours de campagne électorale sous le titre Luiz Inácio Lula, la verdade vencerà [Luiz Inácio Lula, la vérité vaincra]  (2).

Ce livre est en fait une ambitieuse opération éditoriale qui vise à rouvrir le dialogue entre le PT et certains secteurs de la bourgeoisie, des églises évangéliques et de l'industrie, proposant de surmonter la crise économique et sociale dont souffre actuellement le Brésil en renouant   les liens politiques établis en 2002 et détruits en 2014. Ce que les journalistes Luca Kfouri, Maria Inês Nassif, Mauro Lopes, Gilberto Maringoni et Ivana Jinkings elle-même ne disent pas, c'est que Lula, de la prison de Curitiba, a voulu proposer par ce livre un second "compromis historique" avec les mêmes entités politiques qui avaient accepté en 2002 que le PT gouverne le Brésil. Un compromis dans lequel la "paix sociale" est l'élément décisif pour sortir de la récession, avec le retour du PT à la direction du pays. C'est-à-dire le contrôle politique de la main-d'œuvre en excédent qui, dans les conditions actuelles de recrudescence de la pauvreté, peut se rebeller à tout moment.

En fait, Lula rappelle dans le livre que « être au gouvernement n’est pas la même chose que prendre le pouvoir, et le PT n'est pas né pour être un parti révolutionnaire »,  notant ensuite que « nous avons donné au peuple beaucoup plus que ce qu' aurait pu faire une révolution armée ; et au Brésil il n'y a jamais eu de guerre, de rupture ».

Puis il conclut par la proposition d'un nouvel accord avec les élites, en déclarant : « Chaque fois que la société approchait du point de rupture, il y a eu un accord. Un accord passé au sommet. Ceux qui sont au sommet ne veulent pas s’en aller. La démocratie au Brésil n'est pas la règle, mais l'exception. Nul besoin de coup d'État militaire, on peut y arriver en utilisant la loi, en achetant les journaux qui font l'opinion publique pour la retourner ensuite contre le gouvernement et calmer le mécontentement populaire. "

De nombreux journaux se sont limités à souligner l'importance littéraire du livre de Lula, évitant de commenter le contenu politique qui cherche à obtenir un nouveau compromis avec la classe dirigeante. Un argument qui, au contraire, a mis dans l'embarras de nombreux intellectuels et dirigeants de la gauche syndicale, surtout lorsque le pragmatisme politique de Lula atteint son point culminant : « Si je perds confiance dans le pouvoir judiciaire, je devrai cesser d'être un homme politique et dire que les problèmes de ce pays ne peuvent se résoudre que par une révolution. Je dis cependant que je ne crois pas au Tribunal Populaire, et je continue à faire confiance à la démocratie et au fonctionnement de toutes les institutions ».

Malheureusement, la confiance de Lula dans cette démocratie et, surtout, dans le pouvoir judiciaire, risque de lui coûter cher, étant donné que cinq des six juges qu'il avait nommés à la Cour suprême fédérale ont voté en faveur de son incarcération en prison fédérale, et contre sa participation à la campagne électorale par des interviews et des reportages.

Le dernier coup de matraque de la magistrature sur la tête du pauvre Lula vient du nouveau président du TSF, le juge José Antonio Dias Toffoli, qui a reporté à janvier 2019, c'est-à-dire, après les élections, le procès en cassation de Lula, anéantissant ainsi tous ses espoirs de casser, avant la fin de la campagne électorale, les jugements bâtis sur de fausses preuves par le juge de Curitiba, Sergio Moro,

Il est important de rappeler que jusqu'en 2013 ce juge Toffoli a toujours été lié au PT, puisqu'en 1991 il était l'avocat de la Confédération syndicale CUT, liée au PT et dirigée par Lula lui-même. Puis, en 1994, il a été nommé conseiller juridique du PT à l'Assemblée législative de l'État de São Paulo. De 1995 à 2000, il a été l'avocat de Lula pendant les trois campagnes électorales. Enfin, de 2002 à 2007, quand Lula était président, il a joué le rôle important de coordinateur des questions juridiques de la présidence, puis a été nommé par le président, en 2008, avocat général de l'État fédéral, atteignant en 2009 le plus haut niveau de la carrière juridique avec sa nomination, toujours par Lula, comme juge du Tribunal suprême fédéral.

Cependant, pour adoucir la énième trahison de tous ceux que Lula a soutenus ou promus, certains journaux brésiliens sensationnalistes ont imaginé que c'est grâce à Toffoli que Lula pourrait revenir au Planalto (3). En effet, selon ces rumeurs, le juge Toffoli devrait rendre en janvier prochain une décision qui confirmerait l'innocence de Lula. En conséquence, le Président Fernando Haddad et sa vice-présidente, Manuela D'Avila, démissionneraient et convoqueraient immédiatement de nouvelles élections où, de toute évidence, le candidat naturel serait Lula.

Plutôt qu’une hypthèse vraisembable, cela a tout l’air d’un rêve éveillé, car ses auteurs ont tout bonnement oublié le fameux message envoyé depuis le portable du Chef d’État-major des trois armes (Armée, Marine e Aviation), le général Villas Boas, peu avant que le Tribunal Suprême Fédéral se prononce sur un demande des avocats de Lula de permettre à l’ex-président de participer à la campagne électorale.

Ce message a été immédiatement diffusé dans tout le Brésil par la chaîne TV Globo, en même temps que la réponse des commandants de toutes les régions militaires, qui se déclaraient prêts à intervenir dans le cas où Lula serait libéré ! La même source à révélé que le président Temer et le général Villas Boas se sont rencontrés en privé tout de suite après.

En fait, TV Globo, et ensuite tous les médias, ont clairement averti la direction et l’appareil électoral du PT que les militaires seraient intervenus par un coup d'État militaire si le STF avait libéré Lula.

Les médias ont ensuite rappelé à plusieurs reprises ce que font l'armée et la police militaire à Rio de Janeiro, avec une grande assurance, compte tenu de l'expérience acquise lors des "opérations de pacification" en Haïti. C'est-à-dire la répression sélective, le contrôle militaire des communautés, la cooptation générale de la classe politique, l'intervention dans les syndicats et les confédérations syndicales, ainsi que, naturellement, la saisie des biens et la fermeture de tous les bureaux des partis considérés comme « subversifs ».

Il est clair que le maniérisme pragmatique et littéraire de Lula, et le choix de Fernando Haddad plutôt que le sénateur de Rio de Janeiro, Lindenberg Farias, qui voudrait un PT plus combatif et politiquement plus proche du peuple, ont provoqué de vives réactions à gauche. Par exemple, l'historien Fernando Luz écrit dans un article : « L'ex-président utilise sa finesse dans l’intérêt de l’appareil électoral du PT, supprimant toute possibilité de critique et d'autocritique de la part de la gauche. Lula n'a rien appris des trahisons et des défaites qu'il a subies par le passé et qu'il continue de subir, même dans sa condition de prisonnier, échafaudant ainsi un modèle de configuration politique insensé et inefficace. »

Quant à lui, le journaliste et ancien prisonnier politique Celso Lungaretti, est plus incisif : « Pour ne pas s'opposer aux souhaits de la classe dirigeante brésilienne, la présidente Dilma, avec l'accord de Lula, a provoqué une profonde récession en 2015, qui a ouvert la voie à sa destitution, contre laquelle le PT a livré une joute rhétorique au parlement sans aucun résultat. Au lieu de reconnaître ses erreurs, la direction de PT a continué à les cacher. Il s'est alors limité à évoquer la thèse du coup d’État, mais sans réagir. De cette façon, le PT a non seulement perdu son statut de parti à part, mais aussi la confiance dont il jouissait auprès des masses. »

Ces critiques circulaient déjà en 2016, lorsque Frei Betto - conseiller de Lula pour le programme "Fome Zero" (Zéro Faim) – après avoir volontairement démissionné, a présenté le livre La mosca azul, refleções sobre o poder(4). Un livre dans lequel se détachent deux phrases qui identifient la critique politique symbolique du PT. Dans l'ordre : « Depuis douze ans qu'il est au pouvoir, le PT a commis de nombreuses erreurs dans son souci de faciliter l'accès aux biens individuels, afin de satisfaire certains secteurs de l’industrie (tels que ceux des ordinateurs, téléphones mobiles, appareils électroménagers, etc.) au lieu de penser aux biens sociaux, à savoir l'éducation, la santé, les transports, le logement social, la sécurité et les infrastructures. Ce faisant, alors que le gouvernement PT en créant une nation de consommateurs et non de citoyens responsables, le parti oubliait l'éducation politique des masses ! »

Puis Frei Betto insistait sur un argument qu'il a toujours répété dans toutes ses interviews : « Je reste critique vis-à-vis de la gauche, parce qu’en douze ans, le PT n'a malheureusement réalisé aucun changement structurel au Brésil, renonçant à des symboles importants de son origine progressiste, à savoir ceux du parti capable d'organiser politiquement les pauvres et représenter l'éthique en politique. »

D'autre part, à propos de Fernando Haddad, l'élève de Lula, les avis sont divers, même si domine le concept critique de « cadre modéré de l’USP », étiquette que les milieux de gauche collent à tous les universitaires du PT qui voisinent ou dialoguent avec les « toucans » (5) à l'Université de São Paulo (USP).  Cette critique s’est durcie au cours de son mandat controversé à la tête de la municipalité de São Paulo, lorsqu' il a été battu piteusement en 2016 au premier tour de scrutin par João Doria Junior, un playboy de second ordre totalement étranger à la politique. Datafolha rappelle en effet que : « avant le premier tour, 40% des habitants du grand São Paulo considéraient l'administration d'Haddad comme très mauvaise, 35% disaient simplement qu'elle était passable et seulement 18% qu'elle était excellente !

Pour cette raison, le politologue Fernando Bizzarro admet que le choix d'Haddad par le PT posera de nombreux problèmes dans l'électorat, notamment ceux qui en 2015 ont voté pour la candidate désignée par Lula, à savoir Dilma Roussef. Celle-là même qui a ensuite abandonné le programme initial pour former un gouvernement avec l'oligarque des entreprise de l’agro-business Katia Abreu et les principaux représentants libéraux des Chicago Boys, avec lesquels elle plongé le Brésil dans une profonde récession.

C'est pourquoi Bizzarro objecte : « Plus le temps passe, plus les électeurs se demandent si Haddad ne sera pas une nouvelle Dilma. Cette question a de quoi terrifier le PT, surtout au deuxième tour ! »

La réponse nous vient de l'historien Fernando Luiz : « Le choix de Haddad est problématique parce qu'il n'est pas connu au niveau national et encore moins dans les milieux populaires. C'est un modéré avec une forte propension à négocier avec les banquiers et les élites de la bourgeoisie. Il n'a pas de projet économique et politique clair en mesure de produire la moindre résistance à la récession. De plus, dans le passé, il a été sérieusement attaqué par Bolsonaro, lorsqu'il a présenté le Kit Gay, destiné à être distribué dans les écoles, et qui a irrité la Présidente Dilma elle-même, au point qu’elle en a interdit la distribution. Dans ces conditions, Bolsonaro pourrait bien gagner le soutien de ces 30% d'électeurs indécis et fatigués de ces petits jeux parlementaires. »

L'espoir consiste donc à croire que Lungaretti, Bizzarro, Luiz et Frei Betto lui-même ont tort, parce qu’ils sont trop « à gauche » et donc, à rêver avec le directeur de la revue Carta Capital, Mino Carta, selon qui « Bolsonaro ne sera pas au deuxième tour et Fernando Haddad battra le toucan’’ Geraldo Alckim, remettant à l’ordre du jour l’ancienne polarisation entre le PT de Lula et le PSDB de Fernando Henrique Cardoso. »

Achille Lollo 
Traduit par  Jacques Boutard  -  Fausto Giudice

Notes

1 — Le PSB est un petit parti qui, après avoir renoncé aux caractéristiques idéologiques de son fondateur, le socialiste Miguel Arraes, est devenu un “parti légende”, c’est à dire qu’il vend le titre de « parlementaire du PSB » à qui l’achète. Ce fut le cas du footballeur Romario, qui, en 2016, a voté pour la destitution de Dilma !

2 — “Luiz Inácio  Lula da Silva, la Verità Vincerà” [La vérité vaincra], publié en Italie par les éditions Meltemi

3 — Le Planalto est le Palais présidentiel situé à  Brasilia près du Parlement.

4 — Frei Betto, A mosca azul: Reflexão sobre o poder [La Mouche bleue, réflexions sur le pouvoir], Éditions Rocco, São Paulo

5 — Le PSDB (Parti de la Social- Démocratie Brésilienne), créé par l’ex- président Fernando Henrique Cardoso, a pour emblème un toucan, un oiseau emblématique de la faune brésilienne. Dommage, comme disent les caricaturistes, qu' « il ait été capturé par un ornithologue USaméricain pour amuser ses 121 enfants », c’'est-à-dire les 121 multinationales qui opèrent au Brésil. Pour ce caricaturiste, Bolsonaro est sorti d'une couvée toucane.