Un collectif de femmes yéménites, artistes de rue, s’est formé après trois ans de guerre

Il y a trois ans cette semaine, la guerre au Yémen commençait. Pour l’artiste de 27 ans, Haifa Subay qui vit à Sana’a (la capitale), cela signifie choc et résignation : « Je ne peux croire que la guerre continue. Quand la bataille a commencé je n’ai jamais imaginé que ça durerait des années, même pas des mois. Chaque jour je me disais que c’était le dernier jour (des combats), que ça allait finir bientôt ».

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Mais la guerre a duré sans rémission pour les civils.es en entraînant des conflits multilatéraux qui ont laissé la population dans les griffes d’une des pires crises humanitaires dans le monde.

Le 26 mars 2015, les premiers bombardements de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite ont voilé le ciel de Sana’a. L’ère de la guerre suivait son cours. Mme Subay raconte que : « Les bombes tombaient sans arrêt. Nous étions sans cesse dans la peur, nous avons perdu tous nos espoirs et notre sens de la vie ». Le Yémen a subi 16,000 bombardements depuis 2015, soit une moyenne de un par 94 minutes pendant ces trois ans. Et ce sont les civils.es comme Mme Subay qui en subissent les conséquences : « Un moment est venu où j’ai dû prendre des somnifères. Ces bombardements me rendaient hystérique ».

Sa condition a encore empiré quand elle a perdu son emploi dans une entreprise d’import-export où elle travaillait depuis 2016. Elle a rejoint la majorité des jeunes Yéménites devenus.es chômeurs.euses, l’économie de leur pays étant ravagée par la guerre. Enfermée à la maison, dans une ville qui s’en va à vau-l’eau, son anxiété n’a fait qu’augmenter : « Je n’avais jamais imaginé ce genre de vie. J’étais constamment effrayée. C’étaient des temps vraiment très sombres ». Elle a fini par chercher un peu de réconfort dans sa vieille passion : l’art. Elle a rempli des carnets de dessins à l’huile et à l’acrylique, mais cela ne suffisait pas pour apaiser ses craintes. À l’extérieur, la violence continuait, les restrictions de nourriture et d’énergie ne faisaient qu’augmenter et des milliers de personnes étaient aux prises avec des maladies qui auraient pu être prévenues. Le pire, sans doute, était la perte de l’espoir : « On se sentait oubliés.es. La guerre battait son plein et quand nous regardions les informations, on entendait les leaders du monde qui n’étaient concernés que par la politique et les stratégies militaires. Personne ne parlait de nos souffrances, des humains.es que nous sommes au Yémen ».

Après des mois de frustration, elle décide de faire quelque chose pour combattre ce silence : « Je me suis rendue compte que les politiciens.nes, les médias n’allaient pas nous voir. Il fallait donc que je fasse quelque chose ». Elle a décidé de rendre son message public avec le meilleur moyen qu’elle connaissait : l’art. Le 17 août 2017, armée de ses pinceaux et de sa peinture, elle est sortie dans les rues chaudes de Sanaa. À la fin du jour, fatiguée et en sueur, tout en prenant du recul, elle a jeté un œil sur sa production. Sa murale dépeignait un groupe de femmes et d’enfants blotti dans un coin sombre. Elle a titré ce tableau : Au-delà de la destruction. Ce fut le début de sa campagne SilentVictims sur Tweeter. Elle a ainsi réalisé une série de murales illustrant les coûts humains de la guerre au Yémen.

Ces tableaux montrent les effets horribles des bombardements et des mines, mais aussi des tragédies moins évidentes dues à cette guerre. Des estimés approximatifs situent les décès de civils.es entre 5,000 et 11,000 ; les blessés.es représentent le double de ces évaluations. En dehors de cela, la guerre entre les rebelles et la coalition des États du Golfe persique et de l’Arabie saoudite qui la mène, a virtuellement ravagé tous les aspects de la vie des Yéménites. Plus d’un million de personnes ont été atteints.es par des maladies, telles le choléra et la diphtérie, causées par la destruction de plus de la moitié du système de soins (et de traitement des eaux usées) du pays. L’inflation, les blocus et le chômage ont réduit l’économie yéménite de moitié. Les importations cruciales d’aliments et de pétrole sont proches de la rupture, contribuant aux restrictions généralisées. On estime qu’environ 8 millions et plus de Yéminites sont au bord de la famine. Pour sa part, l’ONU évalue que 22 des 25 millions des citoyens.nes du pays ont besoin d’aide humanitaire. Mme Subay déclare : « Il n’y a pas de vie normale ici, pour personne. La population vit dans la peur et le désespoir ».

Son travail lui a apporté un peu de fierté, lui a permis de gagner de la confiance en elle-même et a aussi inspiré d’autres femmes qui se sont jointes à son action. En ce moment, sa plus fidèle camarade est Sabrine Al Mahjali, âgée de 27 ans. Elle a accompagné Mme Subay lors de sa première murale, non comme peintre, mais comme gardienne : « J’étais inquiète pour elle. Je pensais que des hommes pouvaient lui faire des misères simplement parce qu’elle était dans la rue. En fait certains sont venus nous déranger, mais ce ne fut pas trop grave. » Elle fut éblouie par le travail de H. Subay : « Je ne suis pas une peintre ou une artiste, mais je veux participer à la diffusion du message. Je suis une Yéménite et une femme ; je voulais laisser ma marque ». Dans une vidéo, Mme Al Mahajali expose un poing serré au milieu du symbole féminin universel.

Ce groupe est composé que de femmes qui ne mettent l’accent que sur l’expérience de la guerre pour les femmes et les enfants. Mme Subay explique que : « c’est un choix depuis le début (du projet) parce qu’en général, on insiste sur l’ensemble des populations qui souffrent terriblement de la guerre ». Les enfants en sont les victimes les plus vulnérables et, en ce moment, 11millions ont besoin d’aide humanitaire, 2 millions souffrent de malnutrition aigüe, presque un demi-million est au bord de la famine et environ 130 enfants de moins de 5 ans décèdent chaque jour. Le nombre de femmes cheffes de famille est en croissance, de plus en plus d’hommes étant tués ou disparaissant dans la violence. Les femmes se retrouvent ainsi avec tout le poids de la situation économique et à risque de violence contre elles. Selon une étude récente de l’ONG Care, environ 1 million de femmes enceintes ou allaitantes sont mal nourries et 75,000 de celles enceintes sont à risque de complications mortelles à cause de l’effondrement du système de santé.

Mme Raghad Mubarak a été sensible à ce projet. Cette mère de 27 ans a rejoint H. Subay parce qu’elle pense que : « En ce moment au Yémen, les femmes souffrent comme jamais. Elles perdent les hommes dans les batailles, elles doivent gérer la pauvreté, elles supportent des queues interminables pour avoir un peu de pétrole et d’eau et elles réconfortent leurs enfants. Plusieurs pensent que nous sommes faibles, mais le monde entier devrait savoir que nous sommes sûrement les plus fortes de toutes ». Maintenant, elle peint souvent un visage féminin, souriant quelque peu et tenant délicatement la planète terre dans ses mains.

Al Mahjali, mobilisée pour la journée des femmes (le 8 mars), espère que ces formes d’expressions publiques créeront un espace pour que la voix de plus de femmes yéménites se fasse entendre : « Les femmes du Yémen y jouent un rôle important, mais elles sont encore marginalisées. (…) Même si elles ont autant de talent et de réalisations que les hommes, elles ne sont pas considérées comme leurs égales. Nous voulons que cela change ».

C’est Mme Subay qui donne la direction au travail en choisissant le thème de chaque série de murales. Jusqu’à maintenant, parmi d’autres sujets, le groupe s’est concentré sur la violence faite aux femmes et le travail des enfants, en insistant sur le fait qu’il s’agit toujours de thèmes humanitaires et non politiques. Pour elle, la responsabilité de ces misères est partagée entre plusieurs acteurs : les États du Golfe (persique), les rebelles Houthis, d’autres factions dans le pays et la communauté internationale : « Tous nous enferment dans la guerre au lieu de travailler à la paix ». Plusieurs de ses personnages sont dessinés à partir de véritables victimes tandis que d’autres sont des expressions symboliques des souffrances causées par la guerre, comme les enfants qui perdent des membres en travaillant dans des mines clandestines.

Haifa Subay a fondé ce projet par ses propres moyens. Elle a acheté les pinceaux et la peinture grâce aux revenus qu’elle tire de sa petite entreprise d’achat et de vente de cosmétiques : « Je dépense de 50 à 100 $ pour chaque murale. C’est une lourde contribution et c’est difficile de trouver les produits nécessaires dans notre ville. Il y a peu de magasins qui tiennent ces marchandises ».

Malgré ces obstacles, elle est déterminée à élargir son action : « Quand nous finissons une murale, je suis très fatiguée, mais je suis très fière. Aussitôt que je quitte le mur, je pense déjà au prochain, à comment je peux améliorer mon art, à comment faire pour que le message porte plus loin ».

Les femmes impliquées dans ce projet en tirent de la motivation, de la camaraderie et du courage face à leur travail, tout en admettant que la question plus large de l’avenir du Yémen les angoisse. Mme Mubarak explique : « La guerre a tout changé et nous ne pouvons pas continuer comme cela. Nous voulons désespérément la paix ». H. Suby ajoute qu’après 3 ans, elle semble plus éloignée que jamais : « Honnêtement, je me sens sans espoir plus les jours avancent. Je fais ce que je peux, je travaille à la paix, mais la situation au Yémen est très déprimante. Quand les gens me demandent si je pense que ça va aller mieux, je réponds : si Dieu le veut ! Mais en fait cela repose sur la volonté des gens de pouvoir. S’ils choisissent la paix, ils peuvent la faire. Mais s’ils ne pensent pas à nous, s’ils ne pensent qu’à eux, rien ne changera ».

Sarah Aziza, The Intercept, 26 mars 2018
Traduction : Alexandra Cyr

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