La liberté est-elle soluble dans le numérique ?
Que deviennent le bonheur et la liberté, ces promesses démocratiques, dans la liquidité de nos obésités numériques ? À distance de toute techno-phobie, je me demande si le numérique et les connexions qu’il permet sont de nature à renouveler la démocratie ou, au contraire, sont de nature à assurer une transition vers la post-démocratie en liquidant la liberté.
Quand je parle de post-démocratie, c’est dans un sens assez proche de celui de Colin Crouch[2] : face à la crise de confiance des peuples dans les gouvernements démocratiques, les États se réfugient dans une gestion technocratique, dans une administration quasiment algorithmique des populations. La démocratie participative n’assurant plus la souveraineté d’une politique de décisions pour le peuple et par le peuple, les gouvernements confient, d’une part, aux marchés la charge d’une régulation de l’économie et, d’autre part, aux publicistes le soin de persuader, modeler, normaliser l’opinion.
Les droits de l’homme se réduisent alors aux droits des individus isolés et concurrents, baignés dans les « eaux glacées des calculs égoïstes », pour citer Marx. Les États réduisent toujours davantage leurs rôles et leurs fonctions en se limitant à garantir les règles du jeu social, des économies de marché et du consentement de l’opinion. Les groupes d’entre-aide et les communautés diverses et variées, réseaux de bienveillance et de contrôle, assurent désespérément les tâches sociales naguère dévolues aux États-providence ! En résumé, et très schématiquement, le big data tendrait, aujourd’hui, à donner une cartographie suffisante des opinions et des comportements individuels et de masse pour permettre au pouvoir d’administrer des populations.
Ces populations, vouées plus ou moins au nomadisme[3], ne seraient plus des peuples. Cette abstention du politique n’entrerait pas en contradiction avec l’hédonisme et l’individualisme de masse qu’offrent nos sociétés de consommation et de spectacle, bien au contraire. Les coutumes et les mœurs tendraient à remplacer les lois. Les libertés publiques s’effaceraient au profit des libertés privées, lesquelles seraient garanties par des États sécuritaires en phase avec les exigences de l’économie. Le néolibéralisme, disait Michel Foucault, c’est le règne de l’économie et de l’opinion. Une opinion surveillée et contrôlée par des États affaiblis mais au service des marchés, États chargés de la surveillance et du contrôle des comportements et des informations de masse. Le numérique viendrait à point nommé favoriser la technocratie néolibérale.
L’État, la société civile et le macronisme
La différence entre l’État et la société civile inaugure la modernité démocratique. Mais, aujourd’hui cet écart entre le pouvoir politique de l’État et le pouvoir politique de la société civile tend de nouveau à s’effacer. Cet effacement se fait en miroir de celui des régimes totalitaires du XXe siècle. Claude Lefort a montré que « le signe distinctif du totalitarisme n’est pas tant la toute-puissance de l’État que la tentative d’abolir la séparation de l’État et de la société civile ».[4] Ce qui veut dire qu’avec le fascisme, le nazisme ou le stalinisme, l’État n’est plus que l’incarnation d’un peuple unifié, un corps sans division interne, où tous les aspects de la vie sociale sont pris en charge par un appareil qui n’en est que l’organe. La fabrique de l’homme nouveau se ferait à ce prix, renoncer à la faculté de juger, une faculté qui, comme l’écrivait Hannah Arendt, de toutes les facultés de l’homme « est la plus politique ». La signature des États totalitaires consiste d’une double dénégation, d’une double annulation : annulation « des signes de la division entre l’État et la société, et annulation de la division sociale interne ».[5]Cette double annulation des différences rend indispensable la production d’ennemis, de membres parasites à expulser du corps national. La liberté est assimilée dans les États totalitaires à la survivance archaïque d’un droit bourgeois qui méconnait l’unité de corps du peuple dont le parti est la conscience.
Aujourd’hui, nous assistons à un effacement en miroir de l’écart entre le pouvoir symbolique de l’État et le pouvoir politique de la société civile. La société pourrait se gouverner elle-même avec le moins d’État possible, ou du moins un État épousant « l’état » de l’opinion, les exigences de la société civile. Société civile qu’il conviendrait d’orienter vers les marchés de la consommation et du spectacle. L’effacement entre l’État et la société civile se ferait, au contraire des régimes totalitaires du siècle dernier, au profit d’une société politique informée et autorégulée par les données de masse du big data. Sauf que, comme le note Colin Crouch, « plus l’État se désintéresse de la vie des citoyens, les rendant ainsi indifférents à la politique, plus les grandes entreprises le manipulent facilement pour satisfaire leurs intérêts, et le transforment – plus ou moins discrètement – en une vache à lait ».[6]
De cet effacement entre l’État et la société civile naît cette tendance lourde à laquelle nous assistons aujourd’hui d’une propagande (au sens religieux du terme de« propager la foi ») invitant à en finir avec les partis politiques, les professionnels de la représentation démocratique, les pouvoirs intermédiaires entre les citoyens et leur gouvernement. Le président Macron est le symptôme et en même temps l’opérateur de ce déclin des corps intermédiaires des démocraties représentatives. Sur les ruines du politique, Macron recompose un nouveau pouvoir alliant la technocratie hybride des énarques frayant avec les milieux du commerce et de la finance, aux publicistes pratiquant les propagandes de masse par le numérique, et des parlementaires sans assise locale ou partisane, entièrement dévoués à la voix du maître qui les a fait élire.
Toutes les réformes politiques actuelles, habilement menées et « vendues », recomposent un nouveau pouvoir à même d’installer son propre dispositif réticulaire d’influence et de contrôle de l’opinion. La cohérence et le sens de ces nouveaux dispositifs de fabrique des opinions repose sur un président qui remodèle le paysage politique, social et culturel à partir de sa personne et de son parcours : énarque, banquier et en phase avec les médias et les réseaux sociaux. Le corps spirituel de la politique présidentielle[7] tend à ne résider que dans la volonté d’un chef qui construit la France à son image. C’est une authentique révolution symbolique, au sens de Bourdieu[8].
Le numérique vient se substituer aux appareils du parti, à l’architecture traditionnelle des organisations politiques et syndicales, aux anciens modes d’occupation du terrain politique local et national. Les réseaux sociaux ont pris la relève des campagnes traditionnelles d’affichage et de manifestations. Les assemblées parlementaires subissent la vague macroniste, voient leurs pouvoirs de débat et d’amendement des lois réduits et confiés… aux commissions parlementaires. Les pouvoirs des régions, comme des commissions ministérielles ou parlementaires, se réduisant à devoir « mettre en musique » les partitions choisies par l’Élysée ou, à la rigueur, par Matignon, à opérationnaliser les décrets d’application des choix de l’exécutif. Ils tendent à se voir privés de décisions politiques au profit de charges et d’obligations (impopulaires) orientées vers l’administration et la gestion des populations. Ce nouveau « bonapartisme » installé sur et par le numérique autant que par les médias dominés par les grandes fortunes françaises, s’accouple, tout naturellement, avec une économie néolibérale mondialisée dont il devient le « bras armé ».
Le déclin, et peut être l’agonie, des contre-pouvoirs politiques, parlementaires, régionaux, locaux, syndicaux, menace sérieusement le concept de liberté. Non que le président Macron ait un goût prononcé pour la dictature, comme on se plaît stupidement à le dire, mais parce qu’il incarne une volonté politique qui, paradoxalement, œuvre à la disparition du politique, du moins du politique au sens d’Hannah Arendt[9]. Au mieux, ce type de régime politique qui combine l’autorité d’un seul et la servitude en réseau de tous, conduira à une démocratie numérique, « sépulcre blanchi » du débat démocratique. L’économie et la propagande, par le truchement des règles numériques et formelles de la nouvelle technocratie, pourraient suffirent à suppléer à un appareil d’État affaibli.
De nouveaux dispositifs d’intervention et d’évaluation ont été mis en place depuis deux décennies pour assurer l’hybridation de la culture du secteur privé avec les institutions du secteur public. J’insiste, il ne s’agit pas d’une simple hybridation des moyens matériels de financement, mais bien plus profondément d’une hybridation culturelle, je dirais à la manière de Walter Benjamin d’une théologie. Cette théologie « entrepreneuriale » est exemplaire du macronisme, et de son « en même temps » qui juxtapose une belle rhétorique humaniste à des pratiques sociales ultralibérales. C’est cette ontologie présidentielle qui s’est exprimée par la célèbre profession de foi : « Il y a ceux qui font quelque chose et ceux qui ne sont rien. »
Aujourd’hui, ce qui reste de la force et de la puissance passées de l’État se trouve, paradoxalement, mis au service de sa propre abolition. Mission d’autant plus probable que la mondialisation a contribué à l’effacement des États, les a asservis à ses propres intérêts et à ses propres valeurs, a fragmenté les peuples et les cultures, occulté les frontières territoriales, favorisé la naissance d’un nouveau monde, de nouveaux espaces, ceux du web. Au risque de fabriquer une nouvelle hybridation entre les pouvoirs politiques, les clans mafieux et criminels, et les affaires de la finance et du commerce. La gauche, qui n’est pas encore parvenue à analyser cette recomposition des territoires publics, qui s’est avérée incapable de rendre au travail sa liberté, échoue à contrer l’extension d’un néolibéralisme moralement discrédité.
LA STRUCTURE DU POUVOIR PASSE DÉSORMAIS PAR LA CORRUPTION DES ÉTATS ET DES PERSONNALITÉS POLITIQUES PRIS DANS L’HYBRIDATION DU POLITIQUE ET DE NOUVEAUX RÉSEAUX D’AFFAIRES MONDIALISÉS
Les faits divers des « affaires » politico-financières ont fait diversion dans la prise de conscience de l’opinion qui n’a pu prendre la mesure d’un changement de culture, de paradigme : la structure du pouvoir passe désormais par la corruption des États et des personnalités politiques pris dans l’hybridation du politique et de nouveaux réseaux d’affaires mondialisés, plus ou moins licites. Non que le milieu politique se soit montré vertueux jusque-là – la corruption a toujours existé –, mais une nouvelle hybridation de structure se révèle qui associe aux exigences économiques et à la fabrique d’une opinion abusée, le profit à tout prix et par tous les moyens. Cette structure, véritablement schizophrénique, du pouvoir actuel pouvant conduire à ce qu’un État vende des armes à ses propres adversaires, qu’une entreprise française achète la complaisance des groupes criminels ou terroristes que la nation combat, que les pratiques sociales prescrites par le macronisme démentent la rhétorique humaniste de sa propagande.
Une nouvelle politique s’installe qui ne vise plus à gouverner un peuple, mais seulement à soumettre des opinions et des populations, les fabriquant au mieux des intérêts des milieux d’affaires. Le web peut remplacer le parlement, les « like » les campagnes politiques. On s’étonne aujourd’hui que l’opinion publique puisse dire son mot sur tout, puisse vouloir se substituer à l’institution judiciaire, au Parlement ou aux académies. On feint d’oublier que le pouvoir puise dans cette nouvelle forme de manipulation des foules sa propre légitimité, et ne manque pas une seule occasion de manipuler l’opinion pour faire passer ses réformes ! Telle est la nouvelle illusion politique qui pourrait bien trouver dans les prétentions du web la rhétorique de propagande justifiant les logiques du marché néolibéral. Face à une révolution démocratique en décomposition, le marché des opinions du web assurerait les détenteurs de richesses et de privilèges d’une certaine forme de complicité involontaire, de soumission sociale librement consentie.
La peur du nouveau, la quête de normes protectrices, l’attraction du consensus et de l’uniformité, le repli des individus dans la monade de leurs espaces privés, le goût du spectaculaire et la logique consumériste, participerait à la production d’une contre-révolution totalitaire[10]. Le besoin de reconnaissance dégénérerait en popularité médiatique, la fraternité céderait sa place à l’émotion, le dialogue rendrait les armes devant l’affiche publicitaire des opinions, l’imprévu et le nouveau seraient apprivoisés par les effets de mode. Le rôle de l’État pédagogue et garant de l’intérêt général, s’estomperait au profit de la somme des intérêts particuliers dont la résultante majoritaire et consensuelle ferait vérité d’Évangile. Comme le dit l’écrivain Kamel Daoud, « le vrai devient le viral ». Le politique se diluerait dans les humeurs sociales, dans les opinions fugitives, dans les contagions émotionnelles, jusqu’à y disparaÎtre. Les inévitables conflits s’émousseraient dans les consensus majoritaires, et surtout éphémères. L’ochlocratie[11] tend à ressurgir des décombres de la démocratie.
Nouvelles censures et conformisme globalisé
Nous retrouvons aujourd’hui les questions qui ont surgi dès la naissance de nos démocraties modernes : comment articuler la liberté et l’égalité ? Le bonheur public et le bonheur privé ? L’État et la société civile ? La réponse à ces questions est vitale pour l’avenir de la démocratie.
Le concept de « fraternité » s’est imposé en France au moment de la IIIe République pour « réconcilier ces sœurs ennemies que sont la liberté et l’égalité », pour citer Bergson. La compassion et l’émotion qui circulent par la viralité des réseaux aujourd’hui sont-elles porteuses de « fraternité » ? Jaurès aimait dire que « les hommes n’ont pas besoin de charité, mais de justice ». Cette « justice », principal souci des États-providence, ne subsiste aujourd’hui que de manière résiduelle dans des sociétés qui valorisent la performance et la compétition, métamorphoses des valeurs naguère promues par le darwinisme social. Oubliant au passage l’enseignement de la philosophe Simone Weil, critiquant les civilisations et vantant la vertu de la force : « La force, c’est ce qui fait de quiconque lui est soumis une chose. Quand elle s’exerce jusqu’au bout, elle fait de l’homme une chose au sens le plus littéral, car elle en fait un cadavre. »[12] La communication politique, aujourd’hui, obéit à cette logique puisque les arguments dont elle se fait porteuse sont vendus comme un produit. Camus écrivait dans La Chute : « Nous sommes devenus lucides. Nous avons remplacé le dialogue par le communiqué. » Le marché de l’information de masse n’est pas un pur produit du web, mais à l’évidence la viralité des réseaux s’inscrit dans cette même logique qui fait prévaloir la marque, le scoop, le buzz, sur la réflexion et le dialogue critique. Le fun du numérique pourrait constituer un formidable appeau pour piéger nos libertés.
Un nouveau conformisme sévit sur les réseaux : ceux qui s’éloignent trop des normes consensuelles sont éliminés, censurés ou bloqués. Si l’on veut comprendre comment opère cette censure, il faut lire Le Déclin du courage, ce beau discours de Soljenitsyne tenu à Harvard en 1978, à son retour des camps soviétiques. Il écrit : « L’Occident qui ne possède pas de censure, opère pourtant une sélection pointilleuse en séparant les idées à la mode de celles qui ne le sont pas – et bien que ces dernières ne tombent sous le coup d’aucune interdiction, elles ne peuvent s’exprimer vraiment ni dans la presse périodique, ni par le livre, ni par l’enseignement universitaire. L’esprit de vos chercheurs est bien libre, juridiquement, mais il est investi de tous côtés par la mode. Sans qu’il y ait, comme à l’Est, violence ouverte, cette sélection opérée par la mode, ce besoin de tout conformer à des modèles standards empêchent les penseurs les plus originaux d’apporter leur contribution à la vie publique et provoquent l’apparition d’un dangereux esprit grégaire qui fait obstacle à un développement digne de ce nom. […] C’est ainsi que les préjugés s’enracinent dans les masses. »[13]
Rien ne dit que le libéralisme économique, aujourd’hui mondialisé, cette logique marchande, soit garante de la démocratie. Bien au contraire, comme l’a montré Claude Lefort, c’est une erreur partagée par la droite comme par la gauche, que de penser que le libéralisme politique est un pur produit du libéralisme économique, que les droits de l’homme sont inséparables du libéralisme bourgeois. Le libéralisme économique est une liberté pour les choses, non pour les humains. Et les pires dictatures peuvent s’accommoder d’un marché mondialisé. Les raisons profondes des échecs de la gauche à sortir d’un social-libéralisme qui l’ont discréditée proviennent de son incapacité à sortir de l’existant, à restituer aux citoyens une liberté dans le travail qui puisse les laisser espérer une authentique émancipation politique, et ainsi les lier à la démocratie. Démocratie recouverte par le libéralisme économique. Comme l’avait analysé Claude Lefort, c’est une aberration de faire de la liberté démocratique une création du libéralisme économique bourgeois. Bien au contraire, les représentants des classes dominantes ont, au moins en France, tenté de mille manières d’enrayer les dynamiques d’émancipation politique. C’est ce même aveuglement de Marx que celui qui a consisté à faire dépendre la liberté politique du contrôle des moyens de production économique. Croire que le bonheur matériel découle de la liberté politique, laquelle ne serait que la conséquence de la liberté d’entreprise est « l’opium » avec lequel on endort et on berce la vieille misère des peuples.
Aujourd’hui, nous sommes devenus « américains » au fur et à mesure de la globalisation[14]. Non sans produire des réactions révolutionnaires pouvant aller jusqu’aux terrorismes[15]. Le destin de la liberté et de l’égalité en Amérique devint inséparable des bienfaits de l’initiative privée et de la libre entreprise. L’abondance et le bonheur de tous furent hissés au rang de passions sociales suprêmes, et la compassion fut érigée en projet politique, projet non dirimé de ses origines religieuses. Se sont ainsi trouvées reléguées à l’arrière-plan ces libertés politiques incomparables que furent, dès le XIXe siècle, les libertés de parole, de pensée, de réunion et d’association. Le bien-être de tous et la promotion de chacun en « entrepreneur de lui-même » sont venus recouvrir l’émancipation politique.
De Tocqueville a laissé une analyse suffisamment fine et précise de la société américaine postrévolutionnaire, au milieu du XIXe siècle, pour ne pas avoir encore à y revenir trop longuement. Je me contenterai de rappeler sa célèbre mise en garde : « Les hommes des temps démocratiques ont besoin d’être libres, afin de se procurer plus aisément les jouissances matérielles après lesquelles ils soupirent sans cesse. […] Lorsque le goût des jouissances matérielles se développe chez un de ces peuples plus rapidement que les lumières et que les habitudes de la liberté, il vient un moment où les hommes sont emportés comme hors d’eux-mêmes, à la vue de ces biens nouveaux qu’ils sont prêts à saisir. Préoccupés du seul soin de faire fortune, ils n’aperçoivent plus le lien étroit qui unit la fortune particulière de chacun d’eux à la prospérité de tous. […] L’exercice de leurs devoirs politiques leur paraît un contretemps fâcheux qui les distrait de leur industrie. […] Ces gens-là croient suivre la doctrine de l’intérêt, mais ils ne s’en font qu’une idée grossière, et, pour mieux veiller à ce qu’ils nomment leurs affaires, ils négligent la principale qui est de rester maîtres d’eux-mêmes. »[16] La liberté finissait sa révolution dans l’ultime solitude des égoïsmes et l’égalité se « massifiait » dans le règne tyrannique de l’opinion publique et de son conformisme.
Au point où nous sommes parvenus, il convient de se demander si la promesse de bonheur faite aux peuples constitue, à l’instar des « religions », un « opium » qui permet de les priver, plus ou moins insidieusement et plus ou moins violemment, de leur liberté, en les berçant avec la vieille chanson de l’abondance ? Aujourd’hui, où la passion pour une société sans masque, sans pénurie, sans folie, sans anomalie, sans délit, sans crime, sans « raté » de la raison me semble terriblement déraisonnable, la question de la liberté se pose de nouveau. L’organisation sociale « installe » la « sécurité » et la « croissance » là où jadis le politique promettait le bonheur, quitte à y perdre toujours davantage les libertés publiques et privées de plus en plus normées, « calibrées ». La question sociale ne se nomme plus seulement « misère », « pauvreté », mais « insécurité » et « chômage ». C’est dire qu’entre-temps la société s’est entièrement réorganisée autour de la valeur « travail ». C’est à la science, à la technique, et subsidiairement à l’économie, que le politique confie le soin de traiter cette question sociale. Au risque cette fois encore d’y perdre, et le bonheur et la liberté. Et si l’origine des totalitarismes se trouvait dans cette illusion de devoir confier au politique le soin d’installer les conditions du bonheur au nom de la raison et de la science pour émanciper les peuples, les occuper et garantir leur sécurité ? Et si l’origine de ces totalitarismes se trouvait dans la condition de la modernité[17], au moment où « comme le dit Saint-Just, le bonheur est devenu un facteur de la politique ».[18]
Actuellement, un pas de plus est franchi au nom de la technique et du « naturalisme » : prescrire le bonheur sur ordonnance, installer de nouvelles servitudes au nom de la liberté et de l’hédonisme. La « montée des incertitudes » [19], loin de rendre la liberté politique plus que jamais indispensable, contribue à son aliénation par un management des hommes par la peur, la précarité et la stratégie du « choc »[20], pour parler comme Naomi Klein. L’inflation législative ne garantit pas pour autant les conditions de la liberté.
Ce ne sont pas les lois qui peuvent gouverner politiquement une société car elles ont pour fonction simplement de poser une limite aux actions. Mais en aucun cas elles ne peuvent les inspirer. Ce qui fait la grandeur des lois dans une société libre, c’est qu’elles ne nous disent jamais ce que nous devons faire, mais seulement ce qu’il ne faut pas faire. Dans une société articulée autour des normes, celles-ci deviennent la somme des exigences imposées à des existences. Elle les prive de la liberté. Dans le champ normatif des prescriptions sociales et culturelles, les injonctions normatives corrigent les comportements, suspendent la liberté de désirer, de penser, de décider.
C’est ce quadrillage normatif des conduites qui vient, aujourd’hui, croiser une possible et probable organisation numérique du monde. Selon l’usage qui sera fait des nouvelles technologies, celles-ci pourront apporter leur quote-part à de nouvelles aliénations ou au contraire participer à une émancipation politique. Le macronisme tend à dissoudre la démocratie dans le numérique, notre désir de liberté pourrait nous inciter plutôt à dissoudre le numérique dans la démocratie. À condition que nous sachions restituer au monde globalisé le charme de la pluralité des humains, cette pluralité des hommes qui fait le domaine du politique et que le néolibéralisme a détruit. Ce qui suppose de redonner au politique une dimension spirituelle compromise par le désenchantement du monde.
Comment, pour finir, ne pas évoquer André Malraux invitant à donner à notre siècle la « spiritualité » qui lui manque ? Cette spiritualité qui se révèle comme la dimension spécifique de l’humain dans son rapport à l’autre que requiert le concept de liberté : « Le drame de la civilisation du siècle des machines n’est pas d’avoir perdu les dieux, car elle les a moins perdus qu’on ne dit : c’est d’avoir perdu toute notion profonde de l’homme. »[21] Il avait eu cette intuition prophétique : « Je pense que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connu l’humanité, va être d’y réintégrer les dieux. »[22] Non sans avoir souligné, précédemment, que « depuis cinquante ans, la psychologie réintègre les démons dans l’homme. Tel est le bilan sérieux de la psychanalyse. »[23]
Roland Gori, le 9 avril 2018
Roland Gori est est psychanalyste et professeur émérite de psychologie et de psychopathologie clinique à l'université d'Aix-Marseille. Il a aussi été l'un des initiateurs de l'Appel des appels. Cet appel invitait les professionnels du soin, de la justice, de l'enseignement ou de la culture à "résister à la destruction volontaire et systématique de tout ce qui tisse le lien social".
Cet article de Roland Gori est paru sur le site The dissident et peut être consulté ici
Notes
[1] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1840), Tome II, Paris, GF Flammarion, 1981, p. 388.
[2] Colin Crouch, 2005, Post-Démocratie, Bienne-Paris, Diaphanes, 2013.
[3] Gabriel Martinez-Gros, Fascination du djihad, fureurs islamistes et défaite de la paix, Paris, PUF, 2016.
[4] Claude Lefort, L’Invention démocratique, Paris, Fayard,1994, Préface, p II.
[5] Claude Lefort, op. cit., p. 101.
[6] Colin Crouch, op. cit., p. 26.
[7] Roland Gori, Un monde sans esprit, la fabrique des terrorismes, Paris, LLL, 2017.
[8] Pierre Bourdieu, Manet : une révolution symbolique, Paris, Seuil, 2013.
[9] Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ? (2005), Paris, Seuil, 2014.
[10] Roland Gori, L’Individu ingouvernable, Paris, LLL, 2016.
[11] Le pouvoir des foules dont s’émancipe le politique, en particulier avec l’invention de la démocratie.
[12] Simone Weil, 1940-1941, L’Iliade ou le poème de la force, Paris, Éditions de l’éclat, 2014, p. 39.
[13] Alexandre Soljénitsyne, Le Déclin du courage : discours de Harvard, juin 1978, Paris, Fayard, 2015, p 38-39.
[14] Régis Debray, Civilisation : comment nous sommes devenus américains ?, Paris, Gallimard, 2017.
[15] Roland Gori, 2017, op. cit.
[16] Alexis de Tocqueville, 1840, De la démocratie en Amérique 2, Paris, Flammarion, 1981, p. 175-176.
[17] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne (1958), Paris, Calmann-Lévy, 1994.
[18] Jacques Lacan, L’Éthique de la psychanalyse 1959-1960, le séminaire livre VII, Paris, Seuil, 1986, p. 338.
[19] Robert Castel, La Montée des incertitudes, Paris, Seuil, 2009.
[20] Naomi Klein, La Stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre (2007), Montréal, Leméac, 2008.
[21] André Malraux, 1955, L’Express, 21 mai 1955.
[22] Ibid.
[23] Ibid.