Secret des affaires : le verrouillage de l'information est en marche

Loi sur le secret des affaires, loi sur les fake news, réforme de l'audiovisuel public : dans le silence des cabinets ministériels et de l'Elysée, se met en place un verrouillage de l'information sans précédent. Le 18 avril, la loi sur le secret des affaires sera présentée devant le Sénat. Nous revenons sur ses enjeux.

Le 25 janvier dernier, le magazine économique Challenges était contraint de retirer de son site Internet un article faisant état des difficultés économiques du distributeur de meubles Conforama. L'article indiquait que le groupe d'ameublement avait été placé sous mandat ad hoc, une "procédure, préventive et confidentielle, de règlement amiable des difficultés, dont le but est de rétablir la situation de l'entreprise avant qu'elle ne soit en cessation des paiements", selon le portail officiel du service public. Un jugement du tribunal de commerce de Paris faisait obligation au magazine économique de supprimer cet article sous peine d'une amende de 10 000 euros par jour.

Le tribunal s'était appuyé sur l'article L611-15 du Code du commerce qui prévoit que toute personne concernée en cas de procédure pour rétablir la situation d'une entreprise devant le tribunal de commerce est soumise à la confidentialité. L'argument est que révéler l'identité d'une entreprise placée sous mandat ad hoc risquerait d'aggraver encore sa situation vis-à-vis des créanciers, fournisseurs et clients. Mais cette décision est venue percuter de plein fouet la liberté de la presse. Selon un avocat spécialiste du droit de la presse interviewé par un journaliste du Point le 12 février dernier, le jugement du tribunal de commerce de Paris "opère un glissement de sens très pernicieux : à partir de l'article du code de commerce qui soumet au secret professionnel les personnes qui concourent à la procédure de prévention, il arrive à l'idée que les informations relatives à cette procédure sont confidentielles en elles-mêmes, par nature". Avec cette interprétation du droit, toute publication de ces informations y compris par un journaliste "devient illicite", selon Me Renaud Le Gunehec.

La décision va même plus loin puisqu'elle interdit par avance, sous peine d'une amende de 10 000 euros par jour, au magazine Challenges de publier des informations sur la procédure concernant Conforama, ce qui revient à une forme de censure préalable. La décision du tribunal de commerce de Paris s'inspire d'un arrêt de 2015 de la chambre commerciale de la Cour de cassation mais qui lui concernait un site spécialisé sur l'endettement des entreprises. Il y a donc un glissement de la jurisprudence à propos de Challenges, site d'information économique mais grand public, alors que le tribunal de commerce a justifié son jugement par le fait que "le magazine touche seulement un public initié et averti". Le magazine a bien sûr fait appel du jugement du tribunal de commerce, une décision "exemplaire du risque que fait peser le secret des affaires sur le droit à k'information", selon Vincent Beaufils, le directeur de la rédaction de Challenges. On peut consulter le jugement in extenso publié par Mediapart le 5 février dernier.

La censure déjà possible via le code du commerce n'était sans doute pas suffisante. Puisque le 28 mars dernier, les députés ont voté selon la procédure accélérée, une loi protégeant le secret des affaires (1). Il s'agit d'une transposition dans la loi française d'une directive européenne. Cette directive "sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués (secrets d'affaires) contre l'obtention, l'utilisation et la divulgation illicites" (2) a été adoptée conjointement par le parlement européen et le conseil le 8 juin 2016. Élaborée à la demande des lobbys des multinationales et des banques d'affaires, la directive définit comme "secrets d'affaires" non seulement les brevets et autres informations relevant de la propriété intellectuelle mais aussi toute information commerciale importante pour la compétitivité et l'innovation. C'est une définition extrêmement large alors que le vol de documents ou la propriété intellectuelle sont déjà encadrés par la loi, comme le rappelait une tribune publiée par le Monde le 20 mars dernier.

S'agissant d'une directive européenne, les Etats membres de l'UE ont l'obligation de la transposer dans leur droit national, mais, contrairement aux règlements qui s'appliquent tels quels, ils ont une marge de manœuvre importante. Or, le texte de la proposition de loi (2) retient une définition extensive mais floue des secrets d'affaire, autorisant tous les abus et les atteintes à la liberté d'informer. Dans son avis du 15 mars 2018, le Conseil d'Etat note que, à une exception près, "l’auteur de la proposition de loi a fait le choix de ne pas user des rares marges de manœuvre ouvertes par la directive". Un choix qui relève de "l'opportunité" selon le Conseil. L'auteur de la proposition de loi c'est le député En marche Raphaël Gauvin. Celui-ci est avocat et beau-fils de l'ancien garde des sceaux Dominique Perben.  Selon France 3, il a notamment défendu en janvier dernier l'ancien sénateur UMP du Calvados René Garrec, mis en examen dans une enquête sur des soupçons de détournements de fonds publics au profit de plusieurs élus de l'ex-UMP au Sénat. Une référence.

Comme l'ont fait remarquer les opposants au texte, la définition des secrets d'affaires est suffisamment large pour couvrir quasiment toutes les informations internes à l'entreprise. Pour le collectif "Informer n'est pas un délit", la nouvelle loi pourrait devenir "une arme juridique contre la révélation d’informations sensibles d’intérêt public par les lanceurs d’alertes et les journalistes". Le collectif dénonce aussi le fait qu'avec la nouvelle loi, "c’est la personne qui révèle un « secret d’affaires » qui doit prouver sa bonne foi en amont, montrer qu’elle agit selon une démarche d’intérêt public". Un recul sévère par rapport aux dispositifs législatifs censés protéger -de façon toute relative- les lanceurs d'alerte. Pire, la liberté d'informer et la libre expression ne sont que des "dérogations" au droit. Ce que le Conseil d'Etat avait d'ailleurs relevé dans son avis du 15 mars.

En réponse aux nombreuses critiques (3) Raphaël Gauvin a mis en avant le fait que sa proposition de loi prévoit des sanctions pour les auteurs de poursuite baillons. Les procédures estimées dilatoires et abusives seront sanctionnées par une amende de 60 000 euros et par d'éventuels dommages et intérêts. On se souvient notamment que le milliardaire Vincent Bolloré, actionnaire de Canal +, avait lancé une vingtaine de poursuites en diffamation à l'encontre de médias et organisations qui dénonçaient ses activités en France et à l'international. Sous le titre "Face aux poursuites-bâillons de Bolloré : nous ne nous tairons pas !", une pétition a été signée par de nombreux journalistes ou sociétés de journalistes.Face-aux-poursuites-baillons-de-Bollore-nous-ne-nous-tairons-pas Alors que le projet de loi doit être examiné par le Sénat le 18 avril prochain, une pétition circule sur le Net. Elle a déjà recueilli plus de 300 000 signatures.

L'opposition à cette loi funeste ne semble pas émouvoir les députés du parti présidentiel qui ont rejeté tous les amendements de l'opposition (4). Il faut dire qu'Emmanuel Macron n'en est pas à son coup d'essai en la matière sur un sujet qui visiblement lui tient à coeur. Lorsqu'il était encore ministre de l'économie, il avait déjà tenté de pénaliser la violation du secret des affaires. Lors de la discussion du projet de loi sur la croissance et l'activité -qui avait notamment créé les cars Macron - il avait essayé de faire voter un amendement prévoyant des peines de prison pour ce motif. Les rapporteurs de ce texte étaient à l'époque Richard Ferrand et Christophe Castaner, alors députés socialistes, qui ont depuis pris du galon chez En marche. En février 2015, Macron avait dû faire marche arrière face à la bronca. Trois ans plus tard, il récidive sans problème, ce qui montre où nous en sommes depuis son élection.

Le verrouillage de l'information est indéniablement en marche. Il devrait s'aggraver avec la loi sur les fake news -c'est encore Richard Ferrand qui est à la manoeuvre- et la réforme de l'audiovisuel public. Alors que Macron intervenait hier dans le JT de Jean-Pierre Pernaud, France culture rappelait mardi le climat délétère qui règne en matière d'information depuis son accession au pouvoir : "accès refusés, relecture d’interview, conférence de presse sans question, secret des affaires… les journalistes se heurtent à une forme de verrouillage des sources d’information" dénonçait la radio publique... On pourrait aussi rajouter les images fournies gracieusement par la gendarmerie sur Notre-Dame-des-Landes et les caméras indésirables dans les gares pendant la grève de la SNCF.

Véronique Valentino

(1) Lire le texte de la proposition de loi est à lire

(2) Lire le texte de la directive sur le secret des affaires ici

(3) Pollinis, Transparency International, UGICT CGT, SNJ CGT, Sherpa, Sciences citoyennes, Syndicat des avocats de France (SAF) et Bastamag, mais aussi de nombreuses sociétés de journalistes comme celle du Monde, ont tous critiqué les risques que fait peser la nouvelle loi sur le droit à être informé.

(4) Voir le résumé du parcours législatif du texte de loi sur LCP ici