Athènes : des lieux qui tiennent, par Dimitris Alexakis
C’est dimanche. Il y a des moments, souvent, où nous nous réveillons sans plus savoir soudain, l’espace d’un instant, ce que nous avons entendu, écouté, vu ou vécu la veille, comme une gueule de bois passagère de sons, d’images, de rencontres, de problèmes techniques à régler (la projection qui ne démarre pas, l’enceinte droite devenue muette, soudain, alors que les premiers spectateurs entrent déjà dans la salle, la course: vérifier les câbles le long du mur, redémarrer l'ordinateur...), d’estrades ou de chaises à déplacer après minuit pour préparer la représentation ou le concert de demain – sans parler, même s’ils occupent une bonne part de notre énergie et de notre temps, des problèmes de bureaucratie ni, surtout pas, des factures à régler.
L’espace change tous les jours ; chaque compagnie, chaque groupe, chaque projet l’adapte à ses besoins ; les sièges peuvent être absents, remplacés par des coussins et des tapis de sol, placés contre le mur du fond ou, plus classiquement, face à l’écran, en rangs ; la console et les enceintes changent de place presque d’un jour sur deux.
Jeudi, nous accueillions trois jeunes musiciens, Bram De Looze (de Bruxelles) au piano, Stephanos Chytiris (d’Athènes) à la batterie et Luca Rosenfeld (de New York) à la contrebasse en compagnie de deux grands noms de la scène jazz new-yorkaise, Tony Malaby et Billy Mintz, des musiciens d’une très grande générosité et d’une très grande simplicité qui ont partagé scène et studio avec Charlie Haden, Lee Konitz ou Paul Motian et pour qui il était aussi naturel et heureux de se produire dans un demi sous-sol d’Athènes à peu près inconnu que sur la scène d’un grand festival international – des musiciens pour lesquels ce qui compte par dessus tout est l’instant, la qualité de l’écoute et le partage, l’hospitalité du public.
La salle était comble et recueillie. Entendre ce son-là, dans ces conditions de proximité-là (comme si nous nous étions soudain retrouvés chez eux, à New York, et qu’ils avaient la liberté de jouer au KET comme on joue d’ordinaire pour soi, sans public) m’a ramené quelque chose comme trente ans en arrière, dans l’appartement de Place des Fêtes où un copain d’enfance et d’adolescence, Jérémy, m’a pour la première fois fait entendre une cassette de Charlie Parker.
Vendredi, nous avons projeté pour la deuxième fois en l’espace d’une semaine le beau film documentaire d’Antoine Danis, Athènes, Rhapsodie, qui accroche des moments, des sons et des visages de l’Athènes de la crise et les lie dans une composition quasi musicale – une partition qui ferait entendre les explosions des émeutes autour d'Exárcheia, le souffle des jours de printemps dans les rues vides, la voix d’une jeune fille lançant un chant crétois par-dessus les terrasses, les grincements et les heurts d’un caddie de supermarché dans lequel Seydou, immigré venu du Mali, bloqué en Grèce, espérant rejoindre la France, collecte du métal, des récipients de fer ou des appareils hors d’usage en traversant la ville.
Hier, nous avons accueilli d’autres sons et d’autres images ; pour accompagner en images Jannis (à la guitare et aux effets sonores), Χάρης (au ney, la flûte traditionnelle turque) et Nikos (à la batterie), Ερατώ était parvenue à concocter un système de re-projection à partir d’un des vieux postes de télé qui ornent notre lieu et à créer sur le mur un paysage mouvant où des arbres dansaient comme s’ils étaient sur l’eau.
Nous nous sommes réveillés aujourd’hui un peu plus tard que d’habitude (il n’y a pas école, c’est dimanche) et préparons le concert de ce soir, une rencontre, de nouveau, entre le violoniste Fotis Siotas et les musiciens de LYD quartet et nous ne savons pas de nouveau s'il y aura du monde ni ce que nous entendrons ; des cris, des makams traditionnels passés au crible des pédales d’effets et des chambres d’écho, des silences, des tempêtes, des échos de mélodies d’Épire qui nous parviendront comme à travers un brouillard électronique.
En attendant, l’espace est occupé jusqu’à 18 heures, l’heure à laquelle les musiciens arriveront ; la semaine qui débute est plus chargée que d’habitude car elle verra deux premières, celle d’un texte en prose de Dimitris Dimitriadis adapté pour la scène par une très jeune compagnie dont c’est la première production (Ilektra Fragiadaki, Dimitris Tsesmelis) et celle du Léonce et Lèna de Büchner sur lequel travaille depuis des mois une autre compagnie, aussi jeune, menéePantelis dont ce projet constitue, là aussi, les premiers pas à la mise en scène.
Vu l’urgence et le besoin de répétitions, le séminaire de création de documentaire que notre espace accueille chaque semaine, le dimanche matin, a été exceptionnellement déplacé et aura lieu chez Natacha et Christos.
Lundi et mardi, nous accueillons les deux dernières du Monte-Plats de Pinter (Le Serviteur muet, en grec) où deux tueurs à gages, joués par Thanassis et Kostis, attendent leur prochain contrat à la façon dont Vladimir et Estragon attendaient Godot.
Tout cela sans moyens autres que l’investissement du temps, presque tout notre temps de vie, et le désir de créer, de formuler et d’avancer qui tient les artistes et nous tient nous-mêmes ; sans presque de décor, le plus souvent, avec des lumières minimales et en essayant toujours de tirer à notre avantage cette «absence de moyens» et d’argent.
C’est ainsi que cet espace vit, depuis maintenant près de six ans : souvent en surrégime, avec les moyens du bord, beaucoup de travail, de soucis, d’angoisses et de nuits écourtées qui nous auraient depuis longtemps fait renoncer si la joie et la fierté de créer, le goût des rencontres n’étaient pas finalement plus forts ; s’il n’y avait pas aussi quelque chose de résolument politique dans le fait de tenir, ici, à son désir, et d’avoir créé un lieu non pas seulement pour soi mais pour les autres. Un lieu qui tient.
Soutenez le KET, un lieu de création alternative au cœur d'Athènes
La semaine qui vient de s’écouler nous a aussi donné quelques frayeurs, quelques inquiétudes et deux grandes joies, liées à la campagne de financement participatif que nous avons lancée début février, à l’initiative de la plateforme Interdemos, de Philippe Aigrain et de Laure Vermeersch. Il y a eu d’abord ce don anonyme, il y a trois jours, au matin, qui a subitement relancé la machine et nous a permis de croire que nous allions peut-être y arriver, finalement. C’est quelque chose de particulier, un don anonyme, puisque la donatrice ou le donateur pourrait être n’importe qui ; quelqu’un de très proche, quelqu’un qui ne nous aurait jamais rencontrés ; l’étranger et le plus familier se tiennent soudain sur le même plan, comme sur un pied d’égalité, et se confondent. (En découvrant sur l’écran que la somme que je consultais à peu près toutes les cinq minutes et qui n’avait pas bougé d’un iota depuis deux jours, s’était soudain agrandie d’un millier d’euros, j’ai bien sûr eu du mal à y croire, d’abord ; puis je me suis souvenu de ce don anonyme de plusieurs milliers de couronnes que Ludwig Wittgenstein avait fait, par l’intermédiaire d’un ami, à Georg Trakl et à Rilke (il faudra essayer de retrouver le poème de remerciement que Rilke, dans mon souvenir, avait écrit à cette occasion) et, plus confusément, sans doute, de cette habitude des dieux de prendre parfois, en Grèce ancienne, la figure de l’étranger, de l’inconnu, de l’anonyme (n’importe qui, tout le monde, personne, chacun d’entre nous en puissance).
Il y a eu le lendemain cet appel publié par Marie-José Mallis, qui dirige le Théâtre de la Commune, à Aubervilliers, et nous avait rendu visite à plusieurs reprises il y a un peu plus de deux ans, après l'abdication du gouvernement grec.
❝Nos amis du KET à Athènes ont lancé une campagne pour un fonds de soutien à ce théâtre, qui se tient littéralement en temps de crise et frontalement, et comme rarement au fond, contre le risque de fascisation des habitants d'un quartier de la classe moyenne athénienne, fatigués, tentés... Je suis, comme beaucoup de Français, allée voir des spectacles là-bas, et j'ai vu ce qu'un théâtre de quartier peut être, ce qu'un projet adressé à des gens que l'on fréquente peu au fond, peut être. Toute cette fraternité sobre, cette décision de ne pas lâcher l'idée que nous habitons le même monde, que nous ne devons pas nous abandonner, nous séparer. C'est très admirable, rigoureux, et cette fois on peut le dire, politique. Au KET, donc, et à ses directeurs.❞
Il y a aussi les petits dons, qui se poursuivent, anonymes ou pas, dons de 5 euros, de 10 euros, de 15 euros, chaque fois un pas de plus, en avant et une petite respiration pour nous : ça continue, ça avance, ça ne va pas s’arrêter.
C'est dimanche, la campagne progresse mais il y a encore du chemin à faire, du travail à abattre. Et, contrairement à ce à quoi nous nous étions habitués, cela ne dépend plus en partie ou plus du tout de nous.
N’hésitez pas à lire et à partager le texte de l'appel: https://oulaviesauvage.blog/2018/02/28/soutenez-le-ket-un-lieu-de-creation-alternative-au-coeur-dathenes/
à faire connaître ou cofinancer ce projet par un don direct: https://fr.goteo.org/project/le-ket-une-scene-pour-l-art-et-la-politique-a-athe
(la contribution la plus faible est pour nous de même valeur que la plus importante), à venir nous voir si vous êtes à Athènes ou quand vous y passerez, à entrer en contact avec nous.
Et merci à elle, ou à lui.
Dimitris Alexakis, en complicité Fotini Banou
Athènes, dimanche 4 mars 2018
Né à Paris en 1971, Dimitris Alexakis a été conseiller littéraire aux éditions Le Seuil, L'Olivier et Verticales. Installé en Grèce depuis 2000, il a commencé à écrire en grec en 2009 pour le ThéâtreStudio de l'école allemande d'Athènes. Il anime avec Fotini Banou l'espace de création artistique Κέντρο Ελέγχου Τηλεοράσεων (Centre de contrôle de la TV) à Kypseli, un quartier d'Athènes. Vous pouvez le retrouver sur son site : ou la vie sauvage, ou sur sa page Facebook. Il est une des références de L'Autre Quotidien sur la Grèce.