En puissance, par Dimitris Alexakis

Ça n’est pas tellement compliqué, la justice ; tout le monde comprend ça.

La liberté aussi, l’égalité pareil.

Tout le monde comprend ce qu’être humain veut dire, et l’hospitalité ; et si tout le monde ne comprend pas, tout le monde devrait comprendre, tout le monde peut.

Les mots sont avec nous ; et, comme l’être humain en est fait, ce n’est pas rien.

(Et ils n’appartiennent à personne.)

*

L’idée est de faire comme si :
le temps d’une action, d’une manif, d’un mouvement
(et ça durera ce que ça dure)
comme si la ville était à nous
dans le temps même où on manifeste, révèle qu’elle ne l’est pas ;
comme si les gardes mobiles, les CRS, les flics n’étaient pas désormais postés à tous les coins de rue avec pour premier souci de quadriller les quartiers, de contrôler les pauvres (alors qu’on sait bien qu’ils le sont, puisque c’est nous qu’ils contrôlent et pas vous, ou pas eux ; infiniment plus les Noirs que les Blancs, les pauvres que les riches, ceux qui ont un toit que ceux qui n’en ont pas, etc., etc.).

De faire comme si l’hospitalité n’était pas désormais un délit et de prendre le risque d’être arrêtés, placés en garde à vue et de passer en procès (pour recel ou aide au séjour)
puisqu’on sait bien qu’elle l’est, illégale,
devenue illégale jusqu’au point où une femme qui vient de donner naissance peut mourir dans la neige ;
de faire comme si
nous n’étions pas des clandestins
en sortant de l’ombre et en ne disant, d’abord, rien d’autre que cela :
nous sommes sortis de l’ombre
nous ne sommes pas des clandestins
et en se donnant par exemple le titre de sans-papiers.

Faire comme si la ville était à nous, dans le temps où l’on dit : nous n’avons rien, ou presque rien, très loin du nécessaire, et nous sommes très loin de la ville.

Faire comme si les logements vides pouvaient être investis par ceux qui sont à la rue
dans le temps où on dit qu’ils ne peuvent pas l’être,
que la spéculation immobilière prime sur la vie des gens et que c’est précisément pour ça et pour rien d’autre que ces logements sont vides et que des gens crèvent, chaque hiver.

Faire comme si hospitalité, justice, égalité étaient non seulement des mots mais des réalités tangibles — quelque chose de concret, comme ça : héberger trois enfants, préparer un repas ou un petit-déjeuner pour des gens qui dorment dehors, prendre la parole, sans avoir le droit au séjour, faire de la politique quand on est sous le coup d’une invitation à quitter, d’un avis d’expulsion ou d’une mise en demeure, n’avoir pas d’autre titre à parler en public qu’un RSA en poche ; comme si on avait du pouvoir partout où on en est privé.

Occuper : s’installer dans un monde qui n’existe pas encore, ou si peu, mais pourtant.

Faire comme si, comme si le mouvement était une fiction, une histoire, quelque chose qui ne se satisfait pas du réel et développe, le temps que ça dure, un autre réel dans ses failles — comme si le réel révélait ses limites de n’être plus reconnu soudain, par effet de surprise et comme si la fiction, aussi, avait pour fonction de montrer le réel, de le montrer du doigt : ce qui est mais aussi quelque chose qui pourrait cesser d’être et qui cesse d’opérer, déjà, le temps de la fiction, parce que la société n’est pas une montre, un mécanisme d’horlogerie qui ne marcherait que d’une façon, et pas d’une autre ; parce que les choses ne marchent comme ça, en produisant de la misère, de l’injustice, de l’indifférence que tant que la majorité continue à y croire ; parce que ce réel, celui du manque de place, de l’indifférence aux autres et de la haine des autres, de l’inégalité et de la pauvreté nécessaires est lui aussi, à son tour, une fiction, une fiction qui l’aurait emportée sur les autres.

Faire comme si, puisque tout changement commence par là : le réel cessant de fonctionner dans nos têtes et d’avoir prise sur nous, sur chacun de nos gestes.

Faire comme si à partir de petits gestes, bien réels qui ne nous révèlent pas forcément, au début, qu’on est en train de faire autre chose, d’inventer autre chose (ça commence quelquefois, oui, par prendre sous les aisselles et aider à se relever quelqu’un qui gît à terre, sur un carton, devant le Monoprix, sur la plaque, devant toi et, non, sans doute, ça ne se résout pas à ça, mais ça compte parce que les corps entrent en contact, alors).

Faire comme si le réel n’était qu’un morceau de papier pour mieux montrer qu’il n’est effectivement, en partie, que cela : des papiers — et exiger des papiers pour tous.

L’idée est de faire comme si, pas de faire semblant. L’idée est de faire comme si pour de vrai.

L’idée est de faire comme si aucun être n’était inégal, aucun être humain illégal, et de se comporter en conséquence.

L’idée est de respirer — et, pour respirer, on n’a pas seulement besoin d’air, même si c’est important, bien sûr.

L’idée est d’occuper l’église, le Centre d’action sociale, l’agence Pôle Emploi, de le faire savoir (car on occupe, parfois, sans que personne soit au courant) et de demander du soutien.

L’idée est de sortir dehors, de ne plus rester entre soi, d’aller là, à l’air libre, dans le monde immense plein de gens que l’on a jamais rencontrés — qu’on ne rencontrera jamais, sans ça.

L’idée est de prendre quelques mots au mot (l’humanité, le cœur, le monde, les êtres humains), tous les mots en puissance, en fait : arbres, ciel, sœur, femme, enfant, couleur, maison, vieillard, disparition, oiseaux — et de faire comme si les mots, tous les mots, avaient un sens.

L’idée est de sortir de chez soi quand on a où dormir, d’entrer quelque part quand on a pas.

L’idée est de rester vivants, joyeux, mobiles, curieux, sensibles partout où la tristesse, la mort et l’indifférence poussent.

L’idée est d’y aller, de courir, de commencer à courir, maintenant. L’idée est de faire comme si nous étions là, ici, maintenant, en puissance et en actes, tout ensemble : en puissance.

Dimitris Alexakis, Athènes, le 28 mars 2018

Né à Paris en 1971, Dimitris Alexakis a été conseiller littéraire aux éditions  Le Seuil, L'Olivier et Verticales. Installé en Grèce depuis 2000, il a commencé à écrire en grec en 2009 pour le ThéâtreStudio de l'école allemande d'Athènes. Il anime avec Fotini Banou l'espace de création artistique Κέντρο Ελέγχου Τηλεοράσεων (Centre de contrôle de la TV) à Kypseli, un quartier d'Athènes. Vous pouvez le retrouver sur son site : ou la vie sauvage, ou sur sa page Facebook. Il est une des références de L'Autre Quotidien sur la Grèce.