Où un petit poisson ferre deux grosses légumes. Chronique trash d'André Markowicz

Toute la Russie ne parle en ce moment que d'une certaine jeune fille qui se fait appeler « Nastia Rybka » (ce qui signifie « Nastia petit poisson »), laquelle est, d’ailleurs, copine d’une certaine Alexandra, ou Sacha, Travka (ce qui signifie « herbette »), et ces deux jeunes filles sont des personnes qui appartiennent à une catégorie que Poutine a plaisamment appelée « des personnes à la conscience sociale relâchée ».

C’est-à-dire, ce n’est pas leur conscience sociale qui est relâchée, c’est, disons, la façon dont elles se vêtent, enfin, plutôt dont elles se dévêtent, et la façon dont elles se conduisent, ou plutôt se laissent conduire, soit par leur gourou (j’y reviendrai) soit dans des voitures et des yachts d’oligarques. Oui, parce qu’elles appartiennent à un projet, réel, de « chasse à l’oligarque », et cette Nastia Rybka se présente comme une « écrivaine », parce qu’elle a publié un livre, visiblement déjà un best-seller, au doux titre d’ « Eurotrash », dans lequel elle explique comment transformer un oligarque en esclave.

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Mais reprenons dans l’ordre.

En septembre de l’année dernière, les bureaux de l’opposant Alexéï Navalny à Moscou ont été envahis par un commando de jeunes filles peu vêtues suivies de journalistes. Ces jeunes filles, dont personne n’a réellement compris ce qu’elles faisaient là, et pourquoi elles venaient faire, en direct, des propositions même pas tarifées à tout le monde, ont tranquillement été mises dehors. Très vite ensuite, une autre video a été publiée, figurant une jeune fille aux lèvres pulpeuses, la demoiselle dite « Nastia petit poisson », qui déclarait qu’une « chasse au sexe » avait été décrétée contre (pour ?) Navalny, et, disait-elle, « l’une de nous va te trouver, te b… et publier la vidéo sur internet, parce que c’est à cause de gens comme toi que les gens sont encore en guerre dans notre pays ». — Bon, la logique ne semblait pas très claire, mais voilà la suite.

L'équipe de Navalny, habituée aux provocations et aux violences physiques (rappelons que Navalny lui-même a failli perdre un œil après avoir été agressé par des gens non-identifiés qui se filmaient eux-mêmes) s’est mise au travail pour essayer de comprendre ce qui se passait vraiment — et, ce, pour une raison simple : comme Navalny l’expliquait lui-même, moitié hilare moitié sérieux, on sait quoi faire quand on se fait attaquer par des nervis, ou par des « citoyens montrant leur désaccord avec les positions extrêmistes et anti-russes » de l’opposant, selon le vocabulaire de la justice poutinienne, mais imaginez que vous vous fassiez sauter dessus par quatre demoiselles acharnées, peu vêtues et munies de journalistes, — que faire ? vous n’allez pas les cogner, vous n’allez pas vous sauver… et vous êtes ridicule de toute façon. Et puis, il y a eu, en 1999, l’exemple du procureur général de la Russie, Youri Skouratov, qui, à peine avait-il lancé une enquête sur la corruption qui régnait autour de Boris Elstine, s’était fait soi-disant surprendre dans la galante compagnie de deux demoiselles qui, visiblement, n’avaient pas peur de prendre un rhume. Il avait eu beau affirmer que ce n’était pas lui (et tout laisse à penser que, de fait, ce n’était pas lui), que c’était un coup monté du KGB et de l’entourage d’Eltsine, le directeur du KGB de l’époque, Vladimir Poutine, avait, le contraignant à la démission, mis fin à toute enquête. Et on connaît la suite.

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L’équipe de Navalny est allée de surprise en surprise. D’abord, les demoiselles en question étaient, en fait, des «élèves » d’un type, Alex Lesley (il s’appelle Alexandre Kirillov, comme tout le monde) qui se présente comme une espère de gourou, moitié maître sadomaso moitié je ne sais pas quoi, auteur d’un bestseller mondial « La nouvelle vie, sans petite culotte » (non, je vous jure, c’est le titre), et qui donne des cours de « savoir vivre », ou de « savoir séduire », en ligne et en vrai, à Moscou. Bref, sous son influence, les jeunes filles en question, avaient, nues en pleine rue, fait une manifestation devant l’ambassade des USA en soutien à… Harvey Weinstein (je vous re-jure, et je vous passe un certain nombre de détails). — Si on y regarde de plus près (enfin, si j’ose dire, mais, vraiment, ce n’est pas drôle du tout), il s’agit d’une parodie sinistre des Pussy Riot, sauf que, là, les semeuses de trouble le font au nom de l’ordre machiste qui règne à Moscou, et c’est ce qu’elles disaient pendant leur manifestation : les femmes qui protestent contre les harcèlements sexuels sont des tarées et des jalouses… Visiblement, elles n’ont pas été inquiétées par la police. Ou juste pour les faire arrêter. Nous en sommes là.

Mais ce n’est pas tout. Il se trouve que le nommé Alex Lesley avait donné une « mission» à ses « élèves ». Il s’agissait réellement de séduire un oligarque, et de le réduire à l’état d’esclave sexuel.

Et là, Nastia « petit poisson » a été convoquée pour un « casting ». Elle en parle tranquillement, dans maintes interviews. Dans l’une d’elles, son interlocutrice lui demande : « c’était un casting pour le sexe ? » « oh, pas seulement », répond Nastia. — Mais si, c’était pour le sexe. Des types ont regardé je ne sais combien de filles, et en ont choisi un paquet, en leur demandant si elles étaient libres tel jour. Elles l’ont été. Et, le jour dit, les filles se sont retrouvées d’abord dans une voiture, puis dans un avion privé, puis sur un yacht. Et là, sur ce yacht, il y avait deux messieurs. L’un, qui était le propriétaire du yatch, un grand barbu, et l’autre, un monsieur devant lequel le grand barbu s’inclinait (« le seul dont il ne s’est jamais moqué »), et que tout le monde, écrit Nastia (tout ceci est écrit dans « Eurotrash ») appelait « Papa ».

Je vous passe les détails sur la façon dont le monsieur et Papa ont utilisé les jeunes filles (tout à fait consentantes). C’est répugnant, mais il ne s’agit pas de ça. Nastia a mis sur son compte instagram un petit moment de la croisière. Et l’équipe de Navalny, en regardant ce petit moment, n’en a pas cru ses yeux. Il s’agissait d’Oleg Deripaska (un des milliardaires les plus puissants de Russie) et un type qu’ils ont eu plus de mal à reconnaître, mais, quand ils l’ont reconnu, même eux, vraiment, n’y croyaient pas : il s’agissait de Sergueï Prikhodko, qui est le vice-premier ministre de la Fédération de Russie (hiérarchiquement juste en dessous de Médvedev), le grand homme de l’ombre de pouvoir en Russie, et celui qui est le responsable direct de la politique étrangère (certains disent que son influence est beaucoup plus grande que celle de Lavrov, le ministre en charge). On l’appelait « Papa » parce qu’il est en poste depuis 1996 — c’est-à-dire que c’est l’un des piliers du pouvoir les plus anciens, celui qui est toujours resté — toujours dans l’ombre, et toujours à un poste essentiel.

Et même ça, ce n’était rien. — Le fait est que Nastia petit poisson les a filmés en train de converser, ces deux « messieurs », pendant leur croisière. Et ils parlaient… des relations russo-américaines, et de la façon dont ils pourraient se débarrasser d’une « petite copine » (sic) de « Papa », Victoria Nuland, qui a été le numéro deux, en charge de la Russie, au ministère des Affaires étrangères des USA — une grande ennemie de la Russie, qui a déclaré que les hackers russes pendant les élections américaines suivaient les ordres de Poutine. « Tu comprends, lui dit Deripaska, cette Victoria déteste les Russes, parce que, quand elle était jeune, elle a passé un mois sur une baleinière, avec son équipage. »… Cette conversation a été filmée par « Nastia petit-poisson » sur son iphone, et publiée sur son compte instagram.

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Alexeï Navalny, obsédé (et on le comprend tout à fait) par la corruption du régime, insiste sur le côté aberrant, et, ici, obscène de la corruption. Le numéro trois du régime est promené en yacht, en avion privé, il est « diverti » aux frais d’un oligarque, et tout et tout. Evidemment que oui. Mais ce dont il s’agit est bien plus grave. Parce que, qui est Oleg Deripaska ? Ce n’est pas seulement un magnat de l’industrie de l’aluminium et un type dont la fortune s’élève à quelque chose comme 9 milliards de dollars. C’est lui qui entretenait le dialogue avec Paul Manafort, le directeur de la campagne de Trump, aujourd’hui arrêté pour ses liens avec les Russes. Et la chose était claire : Deripaska, sur son yacht, et, théoriquement, en secret, était en train de recevoir les instructions directes du Kremlin pour agir aux USA, parce qu’il continue à avoir une influence aux USA, et qu’il a toujours, visiblement, des gens à lui dans l’appareil d’Etat américain. Il recevait ses instructions, en se payant du bon temps, et en payant du bon temps à son maître.

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La réaction du pouvoir russe à la publication de Navalny a été immédiate, et, là encore, invraisemblable : le jour même, Deripaska a porté plainte, non pas contre Navalny, mais contre Nastia Rybka, pour « atteinte à la vie privée » (ce qui signifie qu’il acceptait comme vrai tout ce qu’elle disait …), et la justice russe, le jour même, a demandé le blocage du blog de Navalny, de sa chaîne youtube et l’interdiction immédiate de la vidéo dans laquelle Navalny racontait cette histoire étonnante. Sans qu’aucune plainte ne soit portée contre lui, ce qui fait qu’il n’a, pour l’instant, pas accès au dossier de la demande d’interdiction qui frappe son émission. A l’évidence, et même s’il a porté plainte en retour, il n’y aura jamais accès.

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Pourquoi Nastia Rybka a-t-elle publié cette vidéo ? Il y a eu deux étapes. La première est, comment dire ?... sordide et caractéristique.

En septembre dernier, son « maître » a donné une « mission » à sa copine, Sacha l’herbette. Il s’agissait de choisir n’importe quel type dans la rue, et de lui faire l’amour, là, en public (je vous re-re-jure). Sacha y est allée avec Nastia, elle a obéi, Nastia a filmé, les flics sont arrivés et ont coffré Nastia et Sacha, visiblement pour une semaine. Et là, un appel a été publié sur instagram à Deripaska, en ces termes : « Nous avons foi en l’humanité et la générosité du pouvoir. Les jeunes filles ne faisaient que s’amuser. Elles donnaient de la joie et des émotions à chacun. Elles ne combattaient pas le pouvoir, elles ne faisaient pas ça, comme les Pussy Riot [on y revient toujours] pour provoquer la société. Elles aiment juste les émotions, le sexe, les sensations. Elles filment toujours sur iphone, comme le font tous les jeunes gens et les jeunes filles, et elles publient sur instagram. Comme tout le monde. Elles n’ont rien contre le régime actuel, contre l’ordre. […] Oleg, au secours ! »… — Visiblement, Oleg, heureux mari et père de famille, a préféré ne pas aider ces supportrices de l’ordre social poutinien. Mais Nastia ne l’a pas oublié. Elle a continué à harceler le milliardaire par des demandes… de mariage, toujours par bravades. Et puis, elle a publié sa vidéo sur le yacht… — Il s’agirait donc, d’abord, d’une espèce de vengeance, de surenchère.

Et il y a évidemment une deuxième raison. Tout laisse à penser aujourd’hui que publier tout ce qu’elle fait est son assurance-vie : plus elle fait parler d’elle, plus elle est en sûreté, de même que son gourou, qui se fait photographier en pseudo-uniforme SS (il trouve ça drôle).

C’est aussi cette saleté-là, le pouvoir russe. Quelque chose qui salit rien que d’en parler.

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note du 14 fevrier, 13h. Je viens d’apprendre, par une autre vidéo du « petit poisson » sur youtube (une vidéo franchement insupportable) que la scène du yacht se déroulait en fait en août 2016, c’est-à-dire pendant la préparation de la campagne électorale, et Victoria Nuland était alors, réellement, le numéro 2 de l’administration Obama pour les Affaires étrangères...

André Markowicz
Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.