et la maladresse dans la lutte, par Arnaud Maïsetti
Ne dormir qu’à moitié depuis dix jours donne d’étranges rêves — mais je ne sais pas si je suis digne de ce don, moi qui n’en garde que des fragments éparpillés dans le matin, autour de moi, autour de tout ce qui s’écroule en désordre avec le matin, le jour, la veille, les promesses et les colères. Bien sûr, la colère est toujours ce qui est le plus lourd sur le sol et qu’on ne ramasse qu’en crachant ses poumons. La semaine dernière, être aphone trois jours, quatre presque : et c’est comme pour les fragments de rêves : ces pertes lestent davantage. On est plein de mots et d’images, on avance avec ce poids en plus dans le corps, et jusqu’au soir ; la nuit, je ne dors donc presque pas et les rêves ne sont pas différents des cris qu’on lance sur le mur quand on n’a plus de voix. Apprentissage d’une autre manière de temps quand le corps épuisé doit aller d’un bout à l’autre du jour et qu’on le tire à soi comme un sac, comme une voile tendue dans le vent et qu’on pourrait lâcher les mains pour voir tout cela être emporté quelque part loin d’ici.
Du mot lutte, de son irruption obsédante dans ma vie depuis plusieurs mois, comment m’en défaire. De ce que ce mot porte en lui de lutte, en moi, auprès de lui : de la soudaine nécessité de rejoindre des luttes, ou d’en construire. De l’expression construire des luttes, sourde, persistante, qui fore. De la manière de penser aussi l’Histoire dans la continuité de telles luttes, et de renouer à elle, maladroitement comme un enfant marche en tombant mieux, de renouer cette vie avec d’autres, de lier ma vie avec d’autres : de toutes ces pensées neuves surgies à l’automne, et qui demeurent dans le vent, cet hiver, comme un drapeau.
Entendu dans le café tout à l’heure : elle fait ce qu’elle veut de son corps (c’était une vieille à une autre). Manière de dire qu’elle (mais qui ?) ne fait pas ce qu’elle veut de son corps, sans doute, et dans le sourire abject que je devinais à la table à côté, le mépris sournois. Lutte, ce n’est pas seulement en soi, et contre ce monde vieux, ce n’est pas seulement dans l’organisation collective, dans l’horizon de l’écriture ou dans le corps, ou dans le secret ou dans la manifestation, dans la marche ensemble, ou dans le chaque jour des jours perdus, des jours conquis, ou dans les rêves, dans l’amitié et l’amour aussi, ou dans la colère et la tristesse, dans la joie parfois, plus rare, dans le vent, c’est aussi dans ce café, entendre cela et se retourner, et croiser le regard de la vieille, et ne pas dire un mot, mais déjà puiser la force de colères neuves qu’il faudra bien porter jusqu’aux rêves bizarres des nuits blanches à venir.
Arnaud Maïsetti, le 12 février 2018
Arnaud Maïsetti vit et écrit entre Paris et Marseille, où il enseigne le théâtre à l'université d'Aix-Marseille. Vous pouvez le retrouver sur son site Arnaud Maïsetti | Carnets, Facebook et Twitter @amaisetti.