Gilets jaunes : à tous les oiseaux de malheur, qui prédisent le pire...
Quelques éclats de sens, glanés ces jours ci dans l'épreuve de force avec le pouvoir :
– la relation du pouvoir à la société ne tient plus que par la brutalité de ses matraquages physiques législatifs judiciaires et publicitaires
– le pouvoir est capable d'aller aussi loin que possible vers cet horizon là, la surprise n'est plus de mise : mensonges jusqu'au délire, propagande assénée en boucle, enfants visés au flash ball et mamans à la grenade, blessures lourdes et morts assumées, fin de l'état de droit
– en face, dans tout le pays et aussi ailleurs, les intelligences se lèvent. La lucidité politique s'avère être la chose au monde la mieux partagée. Nul n'est plus dupe.
– Les corps aussi se retrouvent et se reterritorialisent. Les réseaux affinitaires sont puissants et continuent à se tisser ces jours-ci à une vitesse folle.
– La mue est profonde, existentielle. Chacun prend conscience qu'il est aussi responsable de l'état du monde que les gens de pouvoir jusque là essentialisés à cette place. Le courage est alors la belle réponse – jusqu'à la capacité à mettre en jeu avec ardeur son intégrité physique pour se faire entendre et se redonner droit à l'existence.
– La rupture avec le pouvoir est consommée. C'est l'agonie de la possibilité même de la représentation qui est en jeu, et nous rend à nous même.
– La maturité politique collective du mouvement est immense – conscience aiguë des processus économiques politiques et langagiers, désir éperdu d'horizontalité et capacité à la mettre en oeuvre, intelligence tactique de la rue et des blocages, confiance en son propre pouvoir, capacité à résister aux miroirs aux alouettes et autres sirènes élyséennes et télévisuelles, capacité à essaimer, à contaminer, à émanciper. Comme si le mouvement actuel précipitait, réalisait, ce qui peut aujourd’hui faire l’espoir. Il semble riche de tout le passé récent des luttes d'émancipation vers lesquelles il fait signe - mouvements des places, révolutions arabes, combats antillais et africains contre la vie chère, émeutes de 2005, lutte contre la loi travail, Zad, MeToo...
– Nous nous sommes révélés ingouvernables, capables de faire fermer des villes en plein délire de Noël. L'imaginaire de 1789 est toujours vivant, nous savons le reconvoquer bien réellement, jusqu'à amener le roi à rêver une fuite hors de l'Elysée en hélico.
– Nous avons réussi à opérer les jonctions qui peinent et dont nous rêvons, à attaquer les fractures qui résistent et déchirent. Apartheid entre quartiers et centres villes. L'image des lycéens agenouillés rejouée en choeur dans toute la france est un signe extraordinaire de possible suture. Il faut porter loin la voix de leurs mères qui tonnent. Lycéens et ouvriers, activistes climatiques et autonomes, etc. Le rhizome, la mise en réseau des pratiques et des imaginaires s'opère d'instinct, sur le pavé.
– On ne croyait plus à la France, on entrevoyait à l’horizon un des Le Pen à sa tête, poupée russe ventriloquant déjà dans le fantoche Macron. On ne voulait même plus savoir, juste les laisser aller à leur perte. Les gilets jaunes nous demandent de nous emparer avec eux de la question. Ils la remettent en jeu. Et si on les écoute avec attention semblerait qu’on peut entendre ça : eux non plus n’en veulent sans doute pas du FN, la France ne serait pas ça, on pourrait encore croire en elle. Elle serait peut-être capable d’être une nouvelle fois à l’avant garde du progrès social et du sens, comme dans les plus beaux moments de son histoire, comme dans ces temps dont nous sommes épris.
Alors à tous les oiseaux de malheur, qui, faute de savoir où nous allons ces jours-ci, faute de visibilité et de contrôle, prédisent le pire, il faut demander de l'humilité. D'abord parce que c'est précisément avec le réel le vivant insaisissable par essence, irréductible aux mots, que nous sommes enfin en train de renouer. C'est à toute forme de domination que nous nous attaquons, jusqu'à celle des mots d'ordre et du langage enserrant. C'est sans doute ainsi seulement que l'histoire peut accélérer pour laisser survenir l'inédit : libérée des assignations des prévisions et des injonctions. Et surtout parce qu'il s'agit maintenant de continuer à s'engager plus avant dans la bataille, chacun à partir de ses coordonnées. Il va falloir jouer fin, contourner la puissance de la répression, déjouer l'inquiétude qui monte, le pessimisme douillet. Il nous faut croire à l'avenir qui vient. Pari de Pascal, en somme. Ce mouvement sera ce que nous en ferons. L'espoir n'est pas chose niaise et passive, il est la seule posture active possible.
Natacha Samuel, le 17 décembre 2018