La maison jaune, par André Markowicz

Pris que j’étais dans mes affres soljetnitsesques, — et, réellement, il y a là un silence qui fait peur, — je n'avais pas trop fait attention aux « gilets jaunes », et, là, regardant les vidéos, voyant le nombre, — stupéfiant — de blessés (plus de 400 ?), lisant les témoignages sur la violence, homophobe, raciste, qui surgit là, à fleur de peau, on pourrait croire pour rien, de la part de gens qui sont censés protester contre des taxes sur l’essence, je me dis que j’ai tort, évidemment, de m’étonner. Non, la montée du Front National, sous une forme ou sous une autre, avec Marine Le Pen ou sans Marine Le Pen, se poursuit tranquillement, au jour le jour, et comme je l’ai déjà dit il y a peu, ce n’est pas la politique du gouvernement actuel qui changera ça. J’ai même comme l’impression que Macron a décidé de céder devant ces brutes, de la même façon, il y a quelques années, que le gouvernement Hollande s’est empressé de tout accorder aux « bonnets rouges », quitte à payer des milliards d’argent public en dédommagements de toutes sortes, parce que les intérêts des patrons qui organisaient les manifestations en Bretagne et celles des soi-disant « socialistes » au pouvoir alors, en fait, coïncidaient point pour point. Qui organise les « gilets jaunes », à vrai dire, je n’en sais rien, — ce n’est pas mon propos aujourd’hui.

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J’enfonce des portes ouvertes. Mais voilà, en même temps que je découvrais cette violence, — enfin, je veux dire, le même jour (un jour pas gai, vraiment), — j’avais vu sur Itunes le film de Michael Moore, « Farenheit 11/9 », sur l’accession au pouvoir de Trump, mais, en fait, pas sur ça : sur la façon dont les élites gouvernantes du parti Démocrate, autour d’Obama, avaient organisé leur propre chute, en refusant de prendre en compte l’électorat populaire et, visiblement, en faussant le résultat des élections à l’intérieur même du parti pour que Bernie Sanders ait le moins de voix possible. Mais il ne s’agit pas seulement du fait que, dans beaucoup d’Etats où les délégués avaient donné à la majorité à Sanders, la gagnante proclamée à été Hillary Clinton. Il s’agit, bien plus profondément, d’une rupture radicale entre la vie des gens, leur misère (et la misère aux Etats-Unis est autrement plus profonde encore que chez nous, dans un grand nombre de régions), leurs besoins, et la politique réelle. La rupture entre les discours humanistes et la réalité de la vie quotidienne. Et l’histoire de la ville de Flint, où des dizaines de milliers de personnes (noires pour la plupart) boivent une eau contaminée au plomb à cause de la politique du gouverneur, républicain, est caractéristique. — Le scandale se poursuit sur des années, les dégâts sont irréversibles pour des milliers d’enfants, les gens protestent, et, finalement, Obama arrive — on l’attend comme un sauveur, et il prend le parti du gouverneur, qui est un corrompu (tout à fait comparable aux corrompus poutiniens, je dois dire).... Et là, les gens ne votent plus. Et Trump remporte le Michigan, à quelques milliers de voix, parce que les gens sont dégoûtés — pas parce que Trump est majoritaire. Et ce qui se passe au Michigan se reproduit dans quelques autres Etats-clés. Et c’est le monde entier qui doit vivre avec Trump.

Evidemment que Trump est bien pire qu’Obama. Obama, visiblement, aura été le meilleur président depuis Roosevelt. Mais Trump est né de la lâcheté des Démocrates. De leur lâcheté ? — Non. De leur connivence.

Pas de leur connivence avec Trump. De leur connivence avec le système. Et puis, à un moment, il y a quelque chose qui déraille, ça s'emballe, et arrive le monstre, sur les renoncements des autres — Trump, ou Bolsonaro. Nommez qui vous voulez.

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Dans « Les Nuits blanches » de Dostoïevski (lisez, ceux qui n’ont pas lu, « Les Nuits blanches » de Dostoïevski), il y a ce début dans lequel le narrateur, le Rêveur, se promène dans la ville de Pétersbourg. Il marche et il rêve, et il parle aux maisons. Il marche tellement dans la ville que, les maisons, il les connaît toutes à leur visage. Et, à chaque fois qu’il passe devant elles, il les salue, et elles lui répondent. Et il y en a une qu’il aime particulièrement, c’est une maison peinte en rose. Et puis, un jour, il passe, et qu’est-ce qu’il voit, cette maison, elle en train d’être repeinte « aux couleurs de l’Empire du Milieu », c’est-à-dire en jaune. Et elle pleure, et lui aussi, il s’indigne, et il la plaint, parce que, le rose, il l’aime beaucoup, alors que le jaune, non, pas du tout. — Mais, vous savez, en russe, « la maison jaune », c’est la maison des fous, l’asile psychiatrique. On passe de l’eau de rose à la folie, juste comme ça, d’un jour à l’autre. Et, du coup, le motif essentiel des « Nuits blanches », c’est le jaune. Tout est jaune dans « Les Nuits blanches ».

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Le jaune, nous nous y enfonçons de jour en jour. C’est un processus long, comme une maladie chronique : c’est long, mais ça se détériore de crise en crise, entre deux phases qu’on dirait « de palier ». Et même si je suis tout sauf un militant, comment pourrais-je l’accepter ?

Et pourtant, que veut dire, concrètement, cette phrase, au fond, je n’en sais rien : sur quoi débouche-t-elle, sinon sur cette chronique, et toutes les chroniques que je fais ici, et, je l’espère, tout mon travail ? Mais une chose est claire : je ne veux plus renoncer à rien. J’ai passé l’âge.

André Markowicz, le 19 novembre 2018


Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.