Tribunal des peuples sur les migrations : les pérégrinations d'un dubliné
Le tribunal permanent des peuples a entendu de nombreux témoignages attestant des traitements inhumains infligés aux migrants en Europe et du dévoiement du droit d'asile qu'ils subissent. La situation des dublinés -du nom du réglement de Dublin qui enjoint de renvoyer les demandeurs d'asile dans le premier pays européen où ils sont entrés- est particulièrement absurde et inquiétante, comme le montre le témoignage de cet Ivoirien, dont nous avons changé le prénom.
Bakary*, 32 ans, a quitté la Côte d'ivoire après la crise politique qui a affecté le pays en 2011 et a gagné le Burkina Faso voisin en 2012. Ancien militaire, il redoute en effet une chasse aux sorcières alors que le pays est déchiré par le conflit entre les partisans de Alassane Ouattara et ceux de Laurent Gbagbo. Depuis son arrivée au Burkina Faso en 2012, il mettra ensuite quatre années pour rejoindre la France. Du Burkina, il fait la route jusqu'à Niamey, puis Agadez, dans le désert nigérien, soit 3000 kilomètres de route à travers le Sahara. Il est arrêté par la police nigérienne et renvoyé à Agadez. Trois mois plus tard, il tente à nouveau de gagner la Libye, avec un petit groupe de femmes et d'hommes. Ils sont une trentaine derrière un 4x4, qui marchent jour et nuit à travers le désert. Le long de la piste qu'ils suivent, il remarque des constructions. "Je pensais que c'était des mosquées, mais on m'a répondu que ces constructions étaient en fait des tombes de personnes décédées lors de leur passage en Libye". Lors du trajet, un homme perdra la vie, mort d'épuisement et de déshydratation.
En Libye, le petit groupe continue sa route en direction de Sabratha. Lors d'une embuscade, ils sont capturés et placés en prison. Ils sont 16 hommes et deux femmes. Les femmes seront violées à plusieurs reprises sous leurs yeux. Les hommes sont de leur côté astreints au travail forcé dans des champs d'épices. Grâce à un contact de l'une des villes traversées, Bakary est finalement libéré et patiente dans la ville côtière de Sabratha, en attendant de franchir la Méditerranée. C'est en 2016, que l'opportunité de traverser la Méditerranée se présente enfin. Ils sont plus de 150 à bord d'un zodiac de 16 mètres, dont des femmes nigérianes avec des nouveaux-nés. Sous le poids des passagers, le plancher du zodiac craque. Ils sont secourus par un bateau, mais le naufrage fait de nombreux morts.
Bakary arrive finalement en Italie le 7 novembre 2016. Là, il est placé dans un hotspot, où l'on sépare les anglophones et les francophones, et où on lui prend ses empreintes, sans lui donner aucune information sur la procédure et ses droits de demandeur d'asile. Renvoyé à Gênes, il gagne ensuite Vintimille, à la frontière franco-italienne. A Vintimille, il est pris en charge par la Croix-Rouge, qui gère une cantine sur place, mais qui lui annonce de but en blanc "pour le reste, vous vous débrouillez". Il réussit cependant à passer la frontière, en suivant la route qui longe les rails jusqu'à Menton. De là, il rejoint Nice. Là, il est pris en charge par des habitants de la ville, dont une infirmière qui soigne les plaies qu'il a accumulé au niveau des pieds. Les Niçois le mettent en garde contre les multiples contrôles effectués par la police aux abords de la gare de la ville et il réussit finalement à prendre un TGV pour rejoindre la gare de Lyon.
C'est en plein mois de décembre 2016, qu'il arrive place de la République à Paris, avant d’atterrir au campement de la porte de la Chapelle. Chaque matin, une cinquantaine de personnes se massent devant l'entrée du centre d'accueil installé sur place par la mairie de Paris. Elles sont systématiquement gazées par la police, qui n'hésite pas à confisquer les sacs de couchage, sacs et autres effets des demandeurs d'asile. Il apprend finalement qu'il est éligible à la procédure d'asile en France, lui qui a refusé une deuxième prise d'empreintes en Italie. Le 18 décembre, il est envoyé au camp de Jeaulnes, dans l'Yonne, dont le fonctionnement est réputé opaque. A Dijon, on lui prend ses empreintes. Et contrairement à ce qu'on lui avait d'abord expliqué, il apprend qu'il est placé sous procédure Dublin. Le règlement de Dublin vise à unifier les procédures concernant l'asile en Europe en faisant en sorte qu'une demande d'asile unique soit effectué dans le pays où la première prise d’empreintes a eu lieu.
Dans les faits, cette procédure Dublin est juridiquement très complexe et ne tient aucun compte des attaches familiales ou des langues parlées par les personnes sollicitant l'asile. En France, elle a donné lieu à la création des PRAHDA (programme d'accueil et d'hébergement des demandeurs d'asile). Ces centres d'accueil sont dans les faits les antichambres de l'expulsion des "dublinés". Les associations de soutien aux réfugiés et migrants craignent qu'ils ne se transforment en centres de rétention.
C'est dans celui d'Appoigny qu'est affecté Bakary courant 2017. Il y est dans les faits assigné à résidence et Assigné à résidence et doit pointer trois fois par semaine à la gendarmerie.
Le PRAHDA d'Appoigny, situé dans un ancien hôtel Formule 1, est géré par ADOMA (l'ex-SONACOTRA), qui avait la charge des foyers accueillant les immigrés dans les années 1970/1980). Sur place, il n'y a ni eau chaude, ni ustensiles de cuisine, ni kits d'hygiène et le chauffage est en panne. Les rations journalières de nourriture sont notoirement insuffisantes et absolument pas adaptées aux enfants et nourrissons, alors que le centre accueille des familles. Plus de quatre-vingt personnes s'entassent là-bas dans des chambres de sept mètres carrés. Aucune assistance juridique n'est prévue pour les demandeurs d'asile, ni pour les premières démarches, ni pour les recours.
Aujourd'hui, Bakary est en contact avec une association qui l'aide dans ses démarches, les bénévoles suppléant très largement aux carences de l'Etat et de ses prestataires. Son statut de dubliné ayant expiré, il devrait finalement pouvoir effectuer une demande d'asile en France. Il attend un courrier de confirmation de la préfecture. L'exemple de Bakary montre à quel point les politiques migratoires de plus en plus restrictives et les diverses mesures prises pour compliquer les procédures d'asile rendent la situation des exilés de plus en plus absurdes et complexes.
Témoignage du 4 janvier 2017 devant le tribunal permanent des peuples sur les politiques migratoires