Chroniques zagreboises : le musée des coeurs brisés
J'ai quitté Zagreb pour la France en 2009. Depuis, ma ville et moi avons changé, tout autant que le regard que je porte sur elle. Dans les textes de cette série, l'autoportrait d'une ville, de mes lieux communs et de nos transitions.
Dans un premier temps c'était une exposition itinérante. D'anciens amants, croates Olinka Vištica et Dražen Grubišić, ne sachant que faire d'objets qu'ils ont accumulés durant les quatre années de leur vie commune, songent à ouvrir un musée où ils présenteraient les vestiges de leur amour - un acte thérapeutique ? - avant de solliciter leurs amis séparés de faire les dons des garde-mémoire représentant leurs propres histoires passées. Ainsi, en 2006, une exposition itinérante voit le jour qui, après Zagreb, part pour une tournée mondiale où elle rencontre un succès certain. Alors que le Ministère de la culture croate ne montrait pas d'intérêt pour subventionner leur projet, Vištica et Grubišić décident d'investir leurs propres fonds et louent 300m2 dans un immeuble de la Ville haute, quartier médiéval et très touristique de Zagreb. Ainsi est né en 2010 le Musée des coeurs brisés (en croate : "Musée des relations rompues"), premier musée privé en Croatie. La collection s'est agrandie au fil du temps et compte aujourd'hui des souvenirs d'amours morts du monde entier. De plus, en 2016 un nouveau musée a ouvert ses portes à Los Angeles, le concept possède également une exposition dynamique en ligne (https://brokenships.com) et le musée zagrebois a décerné, dès 2010, le prix Kenneth Hudson pour "la réalisation la plus inhabituelle et osée qui défie la perception courante du rôle des musées dans la société".
Ça, c'est pour le contexte historique.
Or comment interpréter ce geste de l'intime - laisser à regarder les vestiges de sa vie privée - dans un espace public ? Pourquoi la « banalité » de ces objets-témoins captive ? Enfin, quelle est leur part artistique ?
La rupture comme oeuvre d'art
Dans son extraordinaire journal de presque mille pages en deux volumes mené pendant trente-sept ans, Susan Sontag écrit une note sur la fonction sociologique des musées. En substance, les musées institutionnaliseraient les oeuvres d'art de sorte que même l'art parfaitement contemporain y deviendrait un "produit fini" donc un artéfact appartenant au passé. Au Musée des coeurs brisés, un détournement intéressant : ce n'est pas le lieu qui "achève" l'actualité des oeuvres, ce sont les oeuvres mêmes, les témoins de "cela a été", qui, dans un contexte institutionnalisé, se réactualisent...
Chaque histoire passée est ici mise en scène, regardée, interrogée, et ainsi singularisée : on s'attarde devant des objets de la vie quotidienne d'une banalité souvent déconcertante, un ours en peluche, un livre de Flaubert, une poêle, on prend le temps de les observer, on lit les cartels, des histoires d'amour, on cherche à donner du sens à ce bric-à-brac des objets anonymes afin de comprendre les émotions qui les habitent, afin de s'éloigner de l'intime et de toucher une universalité, un "art de rupture" qui justifierait à la fois leur officialisation dans un espace d'exposition et notre fascination...presque voyeuriste.
L'art de la banalité
Le Musée des cœurs brisés est une apologie du vide : l’important n'est pas ce qui y est mais ce qui n'y est pas. Les amours, passés, se reflètent dans les objets dont la signification ne peut être claire qu’après la lecture de cartels, textes plus ou moins longs, plus ou moins maladroits, écrits par les donateurs mêmes. Ces signifiants (auto)biographiques ritualisent le processus de l'interprétation : ainsi, les objets deviennent des preuves visuelles, un système de validation de la vérité des témoignages, et la force créatrice n'est pas contenue dans ce qui est montré - en substance, les objets fonctionnent comme des illustrations - mais dans l'acte de l'abandon par l'écriture et la lecture, je lâche mon amour en l'offrant aux regards de l'autrui, je le transforme, mon amour devient un lieu commun et libre de cet amour je peux continuer la vie.
Ainsi se dessine ici un art négatif, celui du non-lieu, du non-temps, un art dont l’esthétique est contenue dans la noblesse d’un sentiment commun, humain : l’art d’aimer est ainsi porté à son paroxysme, il est abstrait, anonyme et autosuffisant. La force artistique du Musée des coeurs brisés est alors à la fois dans l'universalité de ces performances statiques, chaque histoire aurait pu être la nôtre, mais ne l'est pas (sommes-nous plus heureux ou moins heureux que l'autre ?) et aussi dans l'amplification de l'imaginaire collectif, je regarde, je lis, j'interprète...et je crée le contexte de ces amours autres, j'invente le non-dit. Je deviens acteur, artiste, en somme.
La consécration des trajectoires personnelles, d'histoires qui, à l'échelle globale, sont insignifiantes, est encore une façon d'humaniser notre rapport au temps, à ses traces, à ses héros, une façon de relativiser l'objectivité collective et défendre l'idée que nous sommes bien plus que de simples spectateurs du jeu de la vie. Et puis, le Musée des coeurs brisés, sans se réinventer, se réinvente à chaque visite : le regard posé sur les amours anonymes, l'oeil du spectateur capte en miroir des morceaux de sa propre histoire, jamais tout à fait les mêmes... Après tout, sa capacité à émouvoir est à l'origine de toute oeuvre d'art.
Nina Rendulic nous fait voyager au fil de ses chroniques qui paraissent sur son blog, ici