Chroniques Zagreboises (1) : SofijaSilvia, captivant. Par Nina Rendulic
J'ai quitté Zagreb pour la France en 2009. Depuis, ma ville et moi avons changé, tout autant que le regard que je porte sur elle. Dans les textes de cette série, l'autoportrait d'une ville, de mes lieux communs et de nos transitions.
La Médiathèque de l'Institut français de Zagreb, un lieu culturel dynamique en plein centre-ville, a accueilli du 23 novembre au 20 décembre l'exposition de la photographe croate SofijaSivia à l'issue de sa résidence d'artiste à la Cité internationale des arts à Paris. Une étonnante série de photographies prises au Musée de la Chasse et de la Nature, à la Ménagerie du Jardin des plantes et au Jardin des serres d'Auteuil, mise en valeur par une scénographie méticuleuse profitant des grandes baies vitrées pour créer l'illusion d'un espace en mouvement.
Les regards : captivant
Il est vingt heures, mercredi 20 décembre, quatre heures après l'atterrissage, et Zagreb est plongée dans le noir. Les passants, les lumières des automobiles et les décorations de Noël se reflètent dans les vitres de la Médiathèque. Ils sont peints en blanc, mouvements circulaires, saccadés, tâches irrégulières. L'intérieur est dissimulé, les fentes dans la peinture ne laissent apercevoir que des morceaux de photographies plus ou moins grands, elles semblent collées recto-verso sur du carton plume : à l'extérieur, on ne voit que des fragments, à l'intérieur, sans doute, le tout, mais il est vingt heures, les portes sont fermées et le démontage sera en cours dès demain matin...
Je regarde : l'éclairage aléatoire de la ville apporte aux fragments photographiques une profondeur complémentaire. Un monde étrange. Des néons, des plantes exotiques, des cornes, toujours des cornes, un ascenseur, défense de fumer, ailleurs, des barreaux - une ancienne serre, peut-être?, un garçon qui observe, ça pourrait être une boucherie, des trophées, encore. Le monde de SofijaSilvia inquiète : il est chargé de vie qui n'est plus, qui est ailleurs, or il reste les traces d'une présence, celle qui pousse entre les barreaux et dans les couloirs vides, celle qui réveille la mémoire. Les photographies de ces lieux autres, étranges, captivent nos regards et nous emmènent dans la profondeur de l'inconscient.
De la nature vers l'art, encore
La nature, nous voulions la comprendre, et pour la comprendre, nous devions la dompter : l'arrêter, l'examiner, l'objectiviser. Puis, nous pouvions la rêver, la regarder autrement et par ces regards autres la transformer en oeuvres d'art. À s'immiscer dans les muséums, les serres et les jardins, l'artiste contemporain interroge la position de l'humain au regard de la nature : maître? ravisseur? salvateur? protecteur? Si les rôles sont contradictoires, il est certain que la fascination des artistes dépasse - volontairement? - des limites de la compréhension.
Ainsi, dans ces représentations artistiques l'objet regardé s'échappe partiellement à l'interprétation : dans les photographies de SofijaSilvia cela provoque un malaise chez le spectateur, une inquiétude, la nature - morte? - revient en vie d'une façon glauque, elle semble presque autosuffisante, une nature que l'homme a vaincu mais où l'homme n'est plus. Un détournement qui fait penser à celui de Katrin Backes et Sylvain Tanquerel : leurs "Animaux du noir" dont je parlais il y a deux semaines, l'étrange renaissance des animaux empaillés grâce à la force de leurs regards et au jeu des lumières.
La fascination oppressante qui subsiste dans nos regards posés sur la nature comme oeuvre d'art est la même que celle qu'on ressentait lorsque, enfants, nous traversions les salles d'un muséum - taxidermie, animaux conservés dans le formol, un silence qui crie la mémoire d'une vie sauvage, indomptable, une étrangeté qui séduit.
Enfin, l'exposition de SofijaSilvia, une exposition dehors, dans les vitrines, avec des photographies en partie dissimulées sous de larges coups de pinceaux blancs est une autre façon d'incorporer l'art dans la vie quotidienne de la ville : l'art qui surprend et qui détourne les codes habituels, qui vient vers les passants, et qui émerveille, peut-être, par cette rencontre fortuite. En outre, devant ces grandes baies vitrées à la vision étrange d'un monde autre, je n'étais pas la seule à m'arrêter.
Nina Rendulic nous fait voyager au fil de ses chroniques qui paraissent sur son blog, ici