Erdogan promet l'immunité aux assassins de militants kurdes
Les derniers décrets à valeur de loi n°695 et 696, annoncés le 24 décembre 2017 en Turquie, ne se contentent pas de prononcer de nouvelles purges. Ils promettent une quasi immunité aux “civils” qui feraient preuve de “civisme” anti-terroriste en attaquant les "opposants" du régime. A trois jours de la visite impromptue en France du président Recep Tayyip Erdoğan, la veille, incidemment, de la date anniversaire de l’assassinat à Paris de 3 militantes kurdes, le 9 janvier 2013, dont le dossier est toujours en berne, et tandis que circulent des rumeurs sur des tueurs qui s’apprêteraient à régler des comptes avec des ennemis de la Turquie en Europe, nous voulons attirer l'attention du président Emmanuel Macron, de la police française et de la presse sur cet aspect sinistre de la "politique étrangère" du gouvernement turc.
On se souvient des images de groupes hystériques punissant de jeunes soldats lors du coup d’Etat manqué de juillet 2016. Et l’on sait comment ce putsch manqué, devenu pour Erdoğan un cadeau béni du ciel, a été instrumentalisé à l’extrême, à tel point qu’on peut sans se tromper parler de coup d’état civil réussi qui se prolonge jusqu’à aujourd’hui.
La Turquie est toujours sous régime d’état d’urgence, renouvelé à cinq reprises, et, depuis le changement de constitution, se trouve plus que jamais gouvernée par décrets successifs. Le Parlement est devenu une chambre d’enregistrement au mieux, un résidu de façade démocratique où l’on cause, en réalité.
Voici donc un Nième décret qui précarise, licencie, jette à la rue plus de 2700 fonctionnaires ou employés d’Etat. Plus de 140 000 ont déjà subi le même sort depuis 2016. Et parmi eux/elles, plus de 55 000 ont été arrêtéEs à un moment ou un autre, où sont sous procédures judiciaires.
Nous avons suivi et accompagné à Kedistan l’exemplarité de la lutte désespérée et emblématique de Nuriye et Semih, pour ne citer qu’eux, contre cette politique de purges qui détruit des vies et des familles. Leur combat continue.
Derrière le prétexte avancé du 15 juillet 2016, personne ne peut être dupe. Si des militaires, des policiers, de haut fonctionnaires étaient réellement liés à la mouvance politique Gülen, et certains avec la bénédiction de l’AKP dans les années précédentes, où ce courant cohabitait avec Erdoğan dans son accession au pouvoir, d’autres, les plus nombreux, sont des victimes opportunistes. L’immense majorité des “liquidéEs” sont des opposantEs, des victimes de délation et dénonciation, voire de règlements de comptes. Pour quasi totalité, les Universitaires sont les signataires de la pétition pour la Paix, ou des empêcheurEs de réformes éducatives.
Bien que les journalistes soient poursuiviEs et arrêtéEs par d’autres procédures, les agences, les médias, sont fermés aussi par décret. 17 institutions dans toute la Turquie, deux journaux, et sept associations entre autres, sont cette fois encore éliminées.
Mais, pourrait-on dire, rien de bien nouveau…
Le terrorisme est à nouveau désigné comme le fléau qui porte atteinte à l’unité nationale, et, partant de 2016 et du putsch prétexte, on arrive très vite au terrorisme en général qui se nicherait dans les coins sombres. Tout opposant devient ennemi de l’intérieur potentiel, et fera l’objet d’un chef d’inculpation idoine.
Il suffit de regarder la litanie des arrestations, des emprisonnements, mêlant toutes catégories sociales, toutes personnalités ou simples militantEs pour les droits humains, responsables politiques ou non, journalistes et intellectuellEs, pour retrouver à chaque fois le mot “terrorisme”. La jurisprudence est acquise, la réputation d'
être terroriste, faire de la propagande pour le terrorisme, avoir ou entretenir des liens avec le terrorisme, s’acquiert dès lors où on ne se soumet pas.
Mais cette fois, le diable se niche dans les détails.
Depuis la parution au journal officiel, des juristes mettent en garde contre une phrase qui concerne “la lutte des citoyens contre le terrorisme”.
Qu’elles portent un titre officiel ou non, qu’elles remplissent un devoir officiel ou non, les personnes qui agissent ou ont agi pour empêcher la tentative de coup d’Etat qui s’est déroulée le 15.7.2016 et les actions de terrorisme, et des actions dans la continuité de celles-ci, n’encourent pas pour leurs actes, de responsabilité judiciaire, administrative, financière et pénale.
La délation généralisée avec récompense existe déjà depuis 2016. La mise sous surveillance systématique des métropoles (ne parlons pas du Kurdistan turc) est effective. Une caméra, un mouchard se voit moins qu’un uniforme au coin de la rue. La possibilité pour certains cadres politiques AKP, ou militants, de se fournir des armes a été élargie et légalisée. Les supplétifs policiers sont légions. L’appareil d’Etat a subi des purges et des remaniements, voire des transferts de compétences vers le politique. La justice exécute.
Et au bas de cette pyramide répressive, le civil qui voudra désormais “servir la Nation une et indivisible”, en intervenant directement contre la suspicion et la menace terroriste, bénéficiera d’une possible immunité.
Il manquait le permis de tuer à l’édifice !
Le populisme bigot et nationaliste vient au détour d’un décret de le rendre possible. Les milices occultes peuvent ressurgir et pallier aux quelques rares difficultés que représente la loi, encore façade démocratique, dans la liquidation des opposantEs.
Le premier à se réjouir en Turquie fut un truand et mafieux notoire, qui déjà avait promis un “bain de sang” aux universitaires signataires de l’Appel pour la Paix.
Le décret favorisant ouvertement d’éventuelles exécutions sommaires et arbitraires, l’inquiétude des barreaux turcs a aussitôt été très légitime.
On ne peut également que faire un lien avec les révélations récentes de Garo Paylan (député HDP) qui a remis à des gouvernements européens des noms d’opposants qualifiés d’ennemis terroristes de la Turquie à l’étranger, désignés pour assassinat ciblés. Les auteurs en seraient blanchis à l’avance… Et l’on connaît désormais les moyens de pression du gouvernement turc à l’encontre des gouvernements européens, tant sur la question des migrants, que sur celles de deals d’armement, voire de questions géo-politiques liées aux négociations irako-syriennes via le “général Poutine”.
D’autres parties du décret pourraient presque paraître anecdotiques.
Quelques exemples…
Article 6-87 – La Vakıfbank est transférée au trésor public. C’est à dire mise qu’elle est sous protection. Sachons que son nom figure dans l’affaire Zarrab. Si une condamnation aux Etats-Unis devait advenir, c’est le trésor public qui paiera, et bien sûr pas ceux qui ont reçu les pots de vin.
Article 15 – Pour les affectations du personnel de cadre supérieur du ministère des affaires étrangères, l’examen professionnel est supprimé. Les embauches seront faites sur simple entretien. Un personnel du MIT pourra donc être envoyé plus facilement à l’étranger comme personnel du Ministère des affaires étrangères, aux fins de renseignements.
Article 45 – Pour le Conseil général de la cour de cassation et le Conseil Général Pénal, les modes de séances, les procédures de décision sont modifiées. Il est notifié que ces changements resteront en vigueur jusqu’en fin 2022. Vive l’état d’urgence jusqu’en 2023.
Article 61 – Le sous-secrétariat de l’industrie de la défense, a été lié à la Présidence. Autant dire que l’industrie de la défense sera dirigé e via le nouveau gendre Bayraktar.
Article 86 – Le fond souverain, pourra céder ses dettes extérieures à des entreprises ou sous-fonds à garantie d’Etat. C’est à dire que dans le cas de perte éventuels, les factures seront pour le trésor public.
Article 88 – Les fonctionnaires affectés dans les établissements pénitenciers, ne peuvent démissionner avant de terminer leur période de service obligatoire, s’ils démissionnent ils doivent rembourser à l’Etat les frais en double. C’est à dire que la porte de sortie est fermée pour les gardiens qui ne veulent pas persécuter et qui veulent démissionner.
Article 108-109 – Les “kayyum” (administrateurs affectés par l’Etat à la place d’unE maire, d’unE dirigeantE d’entreprise suspenduEs) n’ont pas d’obligation de confirmation” c’est à dire qu’ils n’ont aucune responsabilité, même s’ils amènent l’entreprise vers la faillite, du fait d’une exploitation illégale.
Enfin, les articles 101-103 concernent l’adoption et la généralisation d’un uniforme “caca d’oie” pour les inculpéEs pour terrorisme, liéEs au putsch manqué… qui n’attendra guère pour être étendu aux suspects de terrorisme en général.
Au détour d’un décret de fin d’année, on pourrait presque dire, que sur le fil qui sépare le régime actuel du fascisme, un pas de côté pourrait être fait, au profit de ce dernier, si besoin était.
Derrière la clinquante façade libérale et moderniste de la Turquie promise à 2023, date du centenaire de la République, la nouvelle révolution nationale, imbibée d’islamisme sunnite et de vieilles lunes de califat d’Erdoğan, s’installe un populisme qui peut mettre le pays en putréfaction.
Le libéralisme ultra-nationaliste de Meral Akşener (İyi Parti – le Bon Parti) pourrait quasiment paraître plus propre et plus prometteur d’avenir, à côté du régime AKP, et le kémalisme du CHP un refuge pour la démocratie.
Ce dernier décret est révélateur d’une poursuite de crise du pouvoir, toujours lancé dans sa course folle, délitant l’Etat-nation sur lequel il s’appuie, et remettant une pièce dans la machine infernale, peut être en préparation idéologique déjà d’échéances électorales à venir.
Kedistan, le 30 décembre 2017