En langue iakoute le faible bruissement du gel s'appelle Langue des étoiles*, par Tieri Briet (1)
Il y a tant de choses passionnantes qu'on ignore. Très souvent ça me donne le vertige. L'ignorance est un gouffre où je me penche de plus en plus souvent, paniqué à l'idée qu'apprendre encore et encore puisse m'ouvrir un passage que je n'aurais pas le temps d'explorer. Un passage vers d'inépuisables gisements de connaissances. Et face à l'inépuisable, la moitié d'une vie qui s'épuise à force d'apprendre, obstinément.
Ce matin par exemple, je découvre que la langue iakoute appartient à la famille des langues turques et ça m'ouvre un passage imprévu. Je n'ai jamais rencontré de iakoutes dans ma vie. Jamais entendu, je crois, un seul mot dans cette langue mais dans la nuit, en lisant Luba Jurgenson, j'apprends qu'en langue iakoute le faible bruissement du gel s'appelle Langue des étoiles. J'ai vraiment trouvé ça puissant et mentalement irréversible, comme image. Un passage s'était entrouvert, d'un seul coup. J'ai cherché le mot Langue et le mot Etoile en iakoute. Pour s'écrire, le iakoute utilise une variante du cyrillique, si bien que ça donne сулус pour étoile et тыл pour langue. Ça fait beaucoup d'obstacles à franchir pour tenter d'approcher une langue aussi isolée, au nord-est de la Sibérie, mais ça en vaut la peine parce qu'ensuite, je découvre le rapport très intense que les Iakoutes entretiennent avec l'Olonkho, une tradition épique qui continue d'être active en république de Sakha, là où vivent la plupart des Iakoutes.
L'Olonkho est un ensemble de récits d'environ 12 000 vers, autant que l'Odyssée et un peu moins que l'Illiade. Naïvement, je me dis que si ce peuple appelle Langue des étoiles le faible bruissement du gel, ça laisse soupçonner l'ampleur poétique de leur épopée, qu'aujourd'hui des conteurs continuent d'adapter, à Zyrianka ou à Tomtor, entrecoupant leurs récits de cris d'oiseaux et d'improvisations, reprenant le hurlement du loup et le hennissement du cheval. Inépuisable gisement d'histoires où les dieux parlent une langue que les ours comprennent, où les chamans soignent des zeks rescapés du goulag et où le peuple iakoute lutte pour sa survie dans la Russie d'aujourd'hui. Je n'ai pas trouvé le moindre fragment traduit de l'épopée Olonkho, mais je vais continuer de chercher. Je veux lire et apprendre ces histoires, rouler jusqu'à Tomtor où se trouve un musée de la littérature du goulag, entendre les conteurs yakoutes me raconter leur épopée dans la nuit, loin d'ici.
Tieri Briet
Né en 1964 dans une cité de Savigny-sur-Orge où il a grandi à l'ombre d'une piscine municipale, Tieri Briet vit aujourd'hui au fond de la Camargue, avec une famille rom de Roumanie dont il partage la vie et le travail. Il a longtemps été peintre avant d'exercer divers métiers d'intermittent dans le cinéma et de fonder une petite maison d'édition de livres pour enfants. Devenu voyageur-ferrailleur pour pouvoir écrire à plein temps, il est aussi l'auteur d'un récit sur les sans-papiers à travers les frontières, « Primitifs en position d'entraver », aux éditions de l'Amourier, de livres pour enfants et d'un roman où il raconte la vie de Musine Kokalari, une écrivaine incarcérée à vie dans l'Albanie communiste, aux éditions du Rouergue. Il écrit pour la Revue des ressources, Ballast et L'Autre Quotidien en continuant d'explorer la Bosnie, le Kosovo et l'Albanie pour rédiger son prochain livre, « En cherchant refuge nous n'avons traversé que l'exil ».
Blog perso : Un cahier rouge