A qui appartient l’Internationale? Episode 2 : en vers et contre tout, la vie d'Eugène Pottier
Eugène Pottier, l’auteur de l’Internationale, avait l’étoffe des héros. Il est mort intoxiqué, malade et pauvre, dans une chambre misérable de la Goutte d’or.
Je me sentais dans mon bon droit en diffusant ma vidéo ce 22 juillet, lorsque Jean-Jacques Birgé, ami et blogueur sur Médiapart, me fit savoir que je prenais cette histoire beaucoup trop à la légère. Car, comme le racontait un article paru dans Le Monde en 2005, il y avait un précédent.
Un certain Pierre Merejkowsky, qui avait osé siffloter durant sept secondes la musique de l’Internationale dans son film « Insurrection, résurrection » avait eu à subir les foudres de la Société pour l’administration du droit de reproduction mécanique des auteurs compositeurs et éditeurs (SDRM). Son producteur, Les films sauvages, dut ainsi verser la modique somme de 1000 euros à l’ayant droit pour ces 7 secondes de sifflotage. Je ne sais pas si c’est à cause de l’insurrection ou de la résurrection, mais le long métrage n’avait pourtant fait que 203 entrées en salle.
Partir en goguette
Vous êtes probablement comme moi surpris.es d’apprendre que les auteurs, en plus de crever la dalle ou de se faire arnaquer par Bolloré, ont le droit de se reproduire mécaniquement. Quand je pense au mal que je me suis donnée à me reproduire biologiquement, je l’ai un peu saumâtre, mais enfin, on n’est pas là pour parler de mes ovaires, mais des vers d’un grand homme : Eugène Pottier (1816-1887). C’est lui qui, vous le savez sûrement, est le premier auteur de l’Internationale. La légende prétend qu’il a écrit le chant le plus célèbre du monde en juin 1871, alors qu’il se cachait dans le 11e arrondissement chez sa sœur Joséphine au lendemain de la Semaine sanglante.
Elu de la commune dans le IIe arrondissement, Eugène Pottier n’est pas un jeune homme exalté lorsque Paris se lève pour la révolution. Né dans une famille d’artisans, il était supposé devenir layetier emballeur comme son père, mais (c’est facile), l’idée ne l’emballait pas plus que ça et il décida d’apprendre le métier de peintre sur étoffe auprès d’un émule d’Oberkampf, qui n’était pas encore une station de métro. Dès l’âge de 14 ans, il se piquait de faire des vers et fréquentait les goguettes, ces sociétés de chansonniers réunissant principalement à l’époque des hommes qui aimaient les rimes, les calembours et les envolées lyriques. La plupart de ces auteurs sont restés inconnus. Aucun ne faisait sa profession d’écrire : il s’agissait d’un passe-temps principalement masculin où l’humour, la grivoiserie et la politique se mêlaient.
En 1870, c’est un homme marié – il s’est converti au judaïsme pour pouvoir épouser sa femme, Elisabeth Worms – père de deux enfants, qui a construit patiemment son destin, bâti même une fortune, tout en agissant pour le bien commun. Il est un artisan (voire un artiste) reconnu dans le domaine des tissus et du papier peint, et emploie une vingtaine d’ouvriers dans son atelier rue de Cléry. Pour de mystérieuses raisons, il a aussi acheté un établissement de bains dans le IIe arrondissement qu’il revendra plus tard à son beau-frère en viager. Bref, c’est un homme « arrivé », qui professe depuis toujours des idées socialistes et qui les met en application. Il a créé par exemple le premier syndicat des peintres sur tissu, et défend les droits des salariés.
Trop aboyer à la Lune
Alors qu’il a mon âge, 55 ans, et que le rouge de ses convictions politiques a quelque peu pâli, Eugène Pottier est soudain emporté par la tourmente de la Commune. Il abandonne tout – son métier, son confort, sa femme, ses enfants – pour rejoindre l’utopie concrète qui prend forme au sein du peuple devenu brusquement souverain. Un vers résume son engagement : « « Le peuple sent qu’il est trahi/C’est trop aboyer à la lune/L’Hôtel-de- Ville est envahi/Paris, proclame ta Commune ! »
Du 18 mars au 28 mai, deux mois et dix jours qui ont posé les bases de toutes les révolutions à venir : démocratie directe, autogestion, émancipation féminine, libération sexuelle, partage des richesses, lutte contre la spéculation et remise en cause de la propriété, éducation populaire… Avec Courbet, Daumier, Dalou et Manet, Pottier crée la Fédération des artistes, qui d’après Claude Willard place alors en tête de son programme « la libre expansion de l’art, dégagé de toute tutelle gouvernementale et de tout privilège ».
Apparemment, cette idée de libre expansion de l’art n’a pas remporté la partie, car aujourd’hui, c’est plutôt la libre expansion des capitaux qui tient le haut du pavé, comme en témoigne la triste mésaventure de Pierre Merejkowsky. Celle-ci n’est rien en comparaison de la terrible répression qui s’abattit contre la Commune. On estime à près de 30 000 le nombre de victimes massacrées par les Versaillais. Il y eut 46 835 personnes passées en jugement, 95 condamnés à mort, 251 condamnés aux travaux forcés et 45 86 à la déportation. Eugène Pottier est condamné à mort par contumace.
Mourir quand même
Il réussit à s’enfuir, rejoint la Belgique, puis l’Angleterre, où sa maîtresse Caroline Petit vient le rejoindre, avant de donner naissance à sa fille, Marguerite. Tous trois s’embarquent pour les Etats-Unis, où Pottier se remet à travailler. Il rejoint aussi la franc-maçonnerie, et continue de militer au sein des mouvements socialistes. Sa santé, pourtant, se dégrade. Les produits chimiques qu’il a manipulés ou inhalés en peignant les étoffes l’ont intoxiqué. Quand il revient à Paris, après l’amnistie de 1881, il est pauvre et malade, mais continue à écrire dans le Cri du peuple. Lorsqu’il meurt en 1887, à la suite d’un AVC dans une chambre misérable de la Goutte d’or, il ne sait pas que l’Internationale fera le tour du monde grâce à une musique qui n’a pas encore vu le jour. A son enterrement, près de 10 000 personnes suivent son cortège funéraire (et non, comme l’écrit l’Humanité dans un moment d’exaltation, 500 000). Mais le cortège est perturbé par les forces de police qui arrachent les drapeaux rouges des mains des manifestants. Au lieu de rendre hommage à Pottier, les journaux commentent cette agitation qui vient rappeler les jours maudits de la Commune. La fin du poète n’est pas à la hauteur de ce que l’avenir lui réserve. Il est enterré au Père-Lachaise, 95e division, pas très loin du mur des Fédérés où reposent Jean-Baptiste Clément, l'auteur du Temps des Cerises, et la famille Malberg.
Je vous dirai demain comment un poème écrit pour unifier le peuple qu’on venait d’écraser dans le sang a fini par devenir l’hymne de la révolution puis de l’Union soviétique. Et ça va encore saigner !
Élise Thiébaut