à qui appartient l’Internationale ? Episode 1, par Elise Thiebaut

Jusqu’au 22 juillet 2017, je pensais que l’Internationale appartenait à celles et ceux qui depuis sa création la chantaient. Mais j’ai appris cet été qu’elle n’était pas dans le domaine public. Récit d’une quête mémorielle en forme de feuilleton. Episode 1 : « L’appel de Lénine ».

Henri Malberg

Henri Malberg

Tout a commencé avec un enterrement auquel je n’avais pas prévu d’aller : celui d’Henri Malberg, militant communiste, conseiller de Paris et président d’honneur des Amis de l’Humanité, mort le 13 juillet dernier à l’âge de 88 ans. La veille des funérailles, je me trouvais dans un avion qui s’envolait pour Berlin, mais un violent orage éclata sur l’Alsace. Après une heure d’attente dans l’avion, l’équipage nous demanda de sortir : même si le ciel s’était éclairci, le personnel aérien avait dépassé le volume d’heures de travail autorisé, et le seul vol que l’on me proposa partait quatre jours plus tard. Je n’avais plus aucun prétexte pour échapper à ces funérailles. Je suis athée, matérialiste et même marxiste si vous y tenez, mais je sais reconnaître l’appel des fantômes quand il se fait entendre. Dans ce genre de circonstance, mieux vaut ne pas résister, car les morts vous rattrapent toujours. J’avoue que je ne m’attendais pourtant pas au coup pendable qu’ils me réservaient ce jour-là.

J’ai un lien particulier avec la famille Malberg que je révélerai peut-être plus tard, mais comme la plupart des gens, je n’apprécie pas particulièrement les cérémonies funéraires. Souvent, les proches pleurent, les officiels font des discours interminables, sans compter la neige ou les vents glacés qui risquent de vous faire mourir sur place – ce qui ne peut que contribuer à entretenir ce funèbre cercle vicieux.

Malgré l’été, on annonçait de la pluie, et l’emplacement était déjà bondé lorsque je suis arrivée. Je me suis souvenue de ce que disait le père de ma fille à propos du mur des Fédérés. A chaque fois qu’il en approchait, il avait des frissons. Il pensait que ses ancêtres communards y avaient été abattus. Moi je ne suis pas de Paris, ça ne me fait rien, et je pense que mes ancêtres étaient plutôt royalistes. Mais avec Barbara chantant à pleine voix, suivie de Jean Ferrat, j’ai fini par me mettre dans l’ambiance.

Près de 500 personnes étaient venues rendre hommage à Henri, dont la maire de Paris, Anne Hidalgo, et Pierre Laurent, secrétaire général du Parti communiste français. Il y avait une émotion qui flottait dans l’air, qui me traversait un peu à contretemps. Il y a souvent quelqu’un comme ça dans les enterrements qui pleure à chaudes larmes et que personne ne connaît. Là, c’était une pauvre dame qui n’arrivait pas à réprimer ses sanglots. Pour l’enterrement de mon père, c’était une vingtaine d’hommes qui avaient surgi d’un squat où il allait chaque jour, avons-nous appris à cette occasion, témoigner son soutien aux sans-papiers qui y logeaient. Une aimable compensation pour l’absence de ses sœurs, qui n’avaient pas voulu faire le déplacement de peur de croiser trop de cocos autour de la tombe. « Et puis tu comprends, un enterrement sans messe, c’est vraiment trop triste. »

Un aigle noir

Car évidemment ma présence ici avait un lien avec l’enterrement de mon père, disparu en 1997. On dit que les gens disparaissent et on dit qu’on les a perdus. Il faudrait savoir. Moi je n’ai jamais su. Et puis c’est peut-être un joli nom Camarade, et Ferrat pouvait bien parler de sa France de plaines en forêts de vallons en collines, je commençais sérieusement à avoir le bourdon. Heureusement que Barbara n’a pas chanté Il pleut sur Nantes, sinon je pense que je n’aurais pas tenu le coup. Sans parler de l’aigle noir qui planait dans ma mémoire ou des tremolos de Ferrat sur la montagne qui est belle et les vieux qui savent manger le fromage de chèvre : j’étais à deux doigts de me faire sauter le caisson avec cette bande son.

Ma tante se trompait cependant en disant que les enterrements sans messe étaient tristes. La petite fille d’Henri a raconté une histoire qui a fait rire tout le monde et je pense qu’elle n’était pas très catholique : Henri aimait tellement les animaux qu’il ne supportait pas de les voir passer la nuit dehors. Alors à la campagne, quand le chat n’était pas rentré, il sortait et criait à pleine voix : « Lénine ! », « Lénine ! », si bien que les voisins se demandaient qui était ce cinglé de communiste qui appelait Lénine à la nuit tombée. Ils n’auraient pas pu deviner que dans cette famille, on donnait des noms de bolcheviks aux animaux domestiques.

Plusieurs personnes se sont aussi imaginées qu’Henri Malberg parviendrait à faire adhérer les anges au Parti communiste, ce qui montre à quel point notre conception de la laïcité est parfois élastique.

Tout ça ne vous dit pas pourquoi l’Internationale n’est pas dans le domaine public, mais nous allons y venir. Je déteste qu’on me presse, et il m’a fallu deux mois pour écrire ce billet, ne croyez pas que vous allez améliorer ma cadence en me criant dessus. Au début je ne voulais même pas l’écrire d’ailleurs. Je pensais m’en sortir avec une vidéo, histoire de faire un petit clin d’œil à mon père, qui en sa qualité d’archiviste fou filmait les congrès, les enterrements, les fêtes et les manifs du Parti communiste français. Je sais que faire un clin d’œil à un mort témoigne d’une raison quelque peu altérée, mais on va mettre ça sur le compte de la ménopause.

Ai-je droit à l'image ?

En tout cas, me voilà ce 23 juillet filmant avec mon portable les gens qui chantent L’internationale en guise de dernier hommage à Henri. Ça dure trois minutes et quand je rentre chez moi je décide de mettre le film sur Facebook en espérant que le réseau social captera jusqu’aux enfers (je pense pour ma part que mon père n’est pas au ciel et qu’il y a très peu de chances qu’il parle avec les anges). 

Quelle n’est pas surprise lorsque je reçois un message de la part de Facebook : « La vidéo n’a pas pu être publiée », avec des explications en anglais qui me scandalisent : « Your video was not posted because it may contain music, audio or video that belongs to someone else”. (Votre vidéo n’a pas été postée car elle pourrait contenir une musique, un audio ou une vidéo qui appartient à quelqu’un d’autre). Et le contenu en question, c’est l’Internnationale. Oui, avec deux « n ». Je trouve un peu fort de café que Facebook, à qui j’ai donné le droit d’utiliser et reproduire tout contenu sur ma page, et qui doit à l’heure où je vous parle connaître jusqu’à la provenance de mon ADN mitochondrial (je ne rigole pas, je l’ai fait analyser), ait le culot de me dire à MOI que je n’ai pas le droit d’utiliser l’Internationale (avec deux n)  ?

Sur le coup, ça me paraît si énorme que je crois à une erreur. Facebook admet cette possibilité dans son message et m’invite à publier cette vidéo si je pense que j’ai le droit d’utiliser le contenu. Je clique donc sur la touche Enter de mon ordinateur pour en finir avec cette sinistre plaisanterie. Cette vidéo est à moi, l’Internationale est à tout le monde, et Facebook n’a qu’à bien se tenir.

Ai-je pris un risque ? Suis-je une criminelle ? Devrais-je demain faire face à des poursuites pour avoir chanté « Debout, les damnés de la Terre, debout les forçats de la faim. » ? C’est ce que je vous dirai demain dans le prochain épisode de ce feuilleton palpitant. Je vous préviens, il va y avoir d’autres morts.

Elise Thiébaut

Elise Thiébaut est née à Marseille à la veille des accords d’Evian. Après une enfance mouvementée, elle a dû gagner sa vie en exerçant différents métiers comme : plongeuse (dans un restaurant), recherchiste photo, journaliste, signaléticienne de musée, rédactrice d’histoires dans le métro, scénariste de spectacles pyrotechniques, directrice de la communication et professeure de communication visuelle. Elle a écrit des livres pour enfants et adolescents (chez Syros), et un recueil de nouvelles paru en l’an 2000 chez Quintette, « Le Guide pratique de l’apocalypse », ainsi que deux livres sur les feux d’artifices pour les éditions Actes Sud. En 2017, elle a publié « Ceci est mon sang, petite histoire des règles, de celles qui les ont et de ceux qui les font » (Ed. La Découverte) en cours de traduction dans plusieurs pays.