Epopées clandestines, par Marie Cosnay

Que faire des expériences muettes ? Des histoires qui se taisent ? Des corps qui n’ont pas de nom ? Des parcours qu’il faut taire, des épopées clandestines ? Il y a des aventures qui sont hors les mots, ce qui ne veut pas dire qu’elles souhaitent (ou sont destinées à) le rester. Il y a des aventures qui sont hors les mots, il y a des événements sans paroles.

Dans le bois, surgit ici et là un arbre mort et blanc, l'allure cassée, on avance sur le sentier tracé pour le petit tour, le grand tour est plus inquiétant, la pluie très fine ne mouille qu’à peine et tombe, en léger foulard, devant le soleil. La pluie tombe dans le soleil ? A ce croisement inattendu, pluie et soleil et coin du bois, trouver l’aventure.

Je marchais me répétant un raisonnement, lu récemment, qui avait de quoi réjouir l’idée romantique selon laquelle si tout est indicible, tout est pourtant dit. Il n’y a pas de je sans situation d’énonciation. Sans ici et sans maintenant. Un événement, c’est je, ici et maintenant, ce n’est jamais objectivable, c’est donc lié à ce propre de l’énonciation qu'est la parole située. Une aventure (ce qui m’arrive ici, maintenant) est donc toujours liée aux mots, au récit. Voir que trouver (trouver aventure) et trouvère, ou troubadour, c’est le même mot, ce qu’on tourne dans la langue et tourne aux coins des bois, une aventure, un événement de parole.

Je tournais (comme on dirait), en marchant, le raisonnement au coin des bois - et il m’agaçait.

Le raisonnement faisait de tout, de nos vies, de nos corps, récit, faisait de toute expérience expérience de parole, je m’étonnais de m’agacer, car même si je me souvenais que Becket avait écrit que comme tout écrivain il détestait la langue, je pensais aimer infiniment non pas la langue (qu’est-ce que c’est ?), mais les histoires, les récits.

J’ai (tu as, nous avons) toujours aimé les histoires. 
Les aventures de Perceval, les chevaliers qui cherchent ce qui va les pousser à chercher encore. 
Je m’agaçais pourtant.

Que la fiction et le réel soient enchevêtrés (et d’une manière qui nous fait tourner la tête !) on ne peut que le constater depuis que l’accès médiatique à la mise en scène du réel est généreusement facilité. Emprunts aux images ou symboles antérieurs, historiques, mythologiques, du Louvre à Jupiter. On cherche une grande histoire, on l’écrit suivant un plan marketing, on se retrouve sans surprise avec une farce. Que la fiction de masse soit puissante et informe ou désinforme le réel, c’est l’impression (grandissante) qu’on a. Que le réel donne forme aux fictions, c’est sans doute vrai aussi. Bref, nous faisons notre chemin entre un monde qui est tel parce qu’on le dit et des dits qui ne sont tels que parce que le monde est tel. Le réel et les mots qui veulent le dire (ou le transformer) sont inextricablement mêlés.

Nous sommes des histoires ?
L’être est toujours quelque chose qui se dit ? 
L’espèce humaine possède une identité narrative ?

Pas d’arc-en ciel ici, en forêt landaise, après la pluie. Un chemin de bruyères, de fougères hautes comme un homme, de vieux pins, il faut se renverser pour leur voir la tête. Je tournais le raisonnement et me pliais au silence.

C’est qu’il y avait un risque d’arrogance à penser qu’aucun événement, aucune aventure, aucun être n’est hors récit. Si on allait au bout du raisonnement, quelle puissance on accordait à la puissance de trouver les mots, d’avoir la parole ! Quelle puissance on accordait à celles et ceux qui prenaient la parole, avaient les mots !

Que faire des expériences muettes ? Des histoires qui se taisent ? Des corps qui n’ont pas de nom ? Des parcours qu’il faut taire, des épopées clandestines ? Ce n’est pas vrai que l’être est toujours quelque chose qui se dit. Que l’aventure est toujours située dans un événement de parole. Ce n’est pas vrai. Il y a des aventures qui sont hors les mots, ce qui ne veut pas dire qu’elles souhaitent (ou sont destinées à) le rester. Il y a des aventures qui sont hors les mots, il y a des événements sans paroles. L’être n’est pas une capacité narrative. Il est aussi corps qui pense et choisit, agit, est agi, à qui il arrive des choses qui ne seront jamais dites.

Il y avait des silences et des impossibilités de parler. Il y avait des aventures mortelles - comme disait un adolescent rencontré. Elles s’achevaient dans le désert, d’un bref coup de pistolet dans la nuque, s’éternisaient dans des prisons, passaient la mer et y restaient, sans nom et sans tombeau, il y avait des aventures mortelles et des aventures mortellement dangereuses qui se trouvaient une suite, une survivance, c’est à dire qu’à la suite de l’aventure survivante, à la suite, il fallait parler, raconter mais parler et raconter, alors, ce n’était pas pour exercer son identité narrative, prouver le sens ontologique de l’aventure, c’était pour essayer de rester là, essayer de sauver ce qu’on peut sauver là où on est arrivé en risquant la mort qui n’a aucun moyen, jamais, d’être dite. Pour essayer de rester là où on est arrivé, tous les moyens sont bons. Des récits sont demandés, des récits sont produits. Alors, oui, l’aventure est racontée, par je, ici et maintenant - et il faut ajouter un autre actant, un actant qui change tout : l’aventure est racontée par je, ici et maintenant, à toi. Ou encore : à toi. Ou encore : à toi. Récits de circonstance, utiles, nécessaires.

Il y avait ce garçon qui avait quitté son pays en 2013. Corps allongés les uns contre les autres dans le camion bâché et les checkpoint où donner ce qu’on a et aussi ce qu’on n’a pas, il avait cru mourir plusieurs fois si bien que ce n’était pas à raconter, surtout pas, j’ai vu la mort, je peux rien en dire, le long désert, la faim qui étrangle, le sable chaud dans les prunelles, l’indifférence, parti pour la vie mais devenu indifférent à la vie et à la mort, les forêts, la violence des policiers marocains, les forêts encore, les retours au désert, le recommencement, le camp, les grillages, on va faire la force, on y va tous ensemble, prendre les grillages d’assaut, on passe ou on y reste, on peut y rester, bref, quand on passe on finit par devoir raconter.

C’est le temps du récit, tu tentes le tout pour le tout. Les forêts et les déserts, la mer noire et les coups, silence. 
Tu dis : j’ai pris l’avion à et je suis arrivé à. 
Un saut, un bond. 
J’étais en danger politiquement, j’ai pris le visa le passeport l’avion me voici arrivé à Charles de Gaulle. 
C’est que ton récit a intégré non pas qu’il est une façon de dire l’être, mais qu’il doit respecter les conventions collectives s’il veut te donner une chance de rester où tu es arrivé, une chance de trouver ta place dans le récit collectif - avant d’avoir le luxe d’être toi-même le récit. 
Ce récit collectif que tu acceptes, dans lequel tu dois te situer (car tu penses qu’il peut te sauver), ce récit collectif a créé une distinction : le migrant économique arrive par la route de désert et de mer, le réfugié politique arrive en avion. 
Rien pour l’économique ; pour le politique c’est à voir. 
Adieu les mots sur ton expérience du désert et de la mer lourde où ton ami est resté. 
Tu ne vas pas t’opposer seul à un triste, pauvre et fictif récit collectif, tu n’en as aucun moyen. 
Une fiction (la distinction entre deux types d’exil) nous fabrique un réel tragique. 
La fiction (la distinction entre deux types d’exil), entérinée à force de récits demandés, imposés, fige le réel, l’empêche de bouger, de se figurer autrement.

Dans la forêt des Landes où je marchais, le sable noir était mouillé, la pluie faisait frissonner les feuilles. Moi qui aimais les récits, j’allais les prendre en grippe ? A force de penser l’homme comme quelque chose qui toujours se dit, à force de penser que tout est récit, à force de demander des récits au nom de la vérité et de l’être, on provoquait des dégâts immédiats (tu ne pouvais pas rester où tu étais arrivé, on t’avait à l’oeil), et on tuait les récits, on en tuait la liberté et l’inventivité, au fond on n’en voulait pas, des récits, on les mettait sur un piédestal pour mieux les rétamer, au fond on préférait aux récits le destin, un destin sans dieu, minable, que dictaient les pires conventions collectives et politiques, la distinction, par exemple, entre migrant économique et réfugié politique.

Marie Cosnay

Marie COSNAY est professeure de lettres classiques et écrivaine. Elle a publié notamment Vie de HB (Nous, 2016), Cordelia la guerre (éditions de l'Ogre, 2015), À notre Humanité (Quidam éditeur, 2012), Villa Chagrin (Verdier, 2006) et Que s'est-il passé ? (Cheyne éditeur, 2003). Elle fait partie depuis cet été des chroniqueuses/chroniqueurs de L'Autre Quotidien. Vous pouvez la retrouver sur Facebook.