Mehmet Said Aydın, poète kurde, premier recueil en français
Dans le petit monde de la littérature et de la poésie, le point de vue de Mehmet Said Aydın ne ferait sans doute pas l’unanimité. Mais cela s’explique peut-être par sa réalité : il est Kurde et vit en Turquie, un pays où son peuple est opprimé depuis des décennies. Là-bas, depuis quelques années, la résistance cherche à s’inventer autrement, dans la rue. Les événements de Gezi en sont une illustration. Et la très récente grève de la faim de Nuriye Gülmen et Semih Özakça, ces deux fonctionnaires licenciés par décret et s’affamant pour réclamer leur réintégration et celle de toutes les personnes limogées à leur poste de travail, en est une autre. Une résistance qui effraie tant le pouvoir qu’il a décidé d’enfermer les deux grévistes…
Né en 1983 à Diyarbakır, et travaillant aujourd’hui à Istanbul, Mehmet Said Aydın a grandi à Kızıltepe, dans la province de Mardin, une petite ville proche de la frontière syrienne. Très tôt, son enfance fut marquée par une mort. Plus précisément, un assassinat : celui d’un enseignant kurde, Seydo Aydoğan, tué par balle dans la rue près de chez lui, et sur qui Mehmet Said a écrit un long poème dans le second de ses recueils de poésie. Bien-sûr, l’histoire des Kurdes de Turquie est en soi une succession de tragédies. Et les meurtres monnaie courante pour ce peuple souvent qualifié de minorité, quand dans la réalité, il représente au bas mot vingt pour cent de la population du pays. C’est du reste à deux autres morts, dont Erdal Can, son professeur de littérature lui aussi assassiné, que Mehmet Said Aydın a dédié son premier recueil de poésie:Kusurlu Bahçe, qui vient de paraître en français sous le titre Le jardin manqué aux éditions Kontr, grâce au travail de Sylvain Cavaillès.
Le recueil s’ouvre sur un poème – “cette voix qui dit l’invitation” – en hommage à sa mère, figure très présente dans la poésie de Mehmet Said. Rien de surprenant, explique-t-il. “Il me semble que les gens qui nous manquent trouvent leur place dans les poèmes que l’on écrit”. Sa mère est celle qui en dépit des événements, fait “que les choses tournent rond à la maison”. Une femme toute de bienveillance, “une sagesse souriante”, “un parfum”, “l’odeur raffinée du tabac”, qui n’a jamais pu exercer son métier d’enseignante. Son père, lui, exerce encore, et Mehmet Said le vénère à sa manière dans un autre poème, intitulé non sans raison délivrance: “la métaphore, quand je parle de mon père, est suicide”.
Outre ses poèmes, Mehmet Said écrit aussi des chroniques pour divers journaux (BirGün, Evrensel et aujourd’hui Gazete Duvar), travaille pour la maison d’édition Everest, a jadis animé une émission de radio bimensuelle sur la littérature kurde (Zîn) et traduit des ouvrages du turc vers le kurde (Murat Özyaşar, Aziz Nesin). “Je n’arrive plus à trouver du temps pour ces traductions. Parfois, pourtant, lorsque ça me prend, je traduis de la poésie du kurde vers le turc ou du turc vers le kurde. Et si j’écris en turc, j’ai essayé de construire ma relation de travail avec le kurde en faisant de la traduction. Le kurde n’est pas interdit à l’école, mais il est inexistant. Et dans le contexte de l’état d’urgence, alors que toutes les institutions liées au mouvement politique kurde ont été fermées, il est très difficile de dire ou de faire quelque chose en relation avec la langue kurde.”
Ces derniers jours, Agos — un hebdomadaire emblématique qui paraît en turc et en arménien, et dont le journaliste Hrant Dink fut rédacteur en chef avant d’être assassiné voilà dix ans — a entamé la publication à la manière d’un feuilleton de l’une de ses nouvelles, Le Trésor. Quant aux autres chroniques que Mehmet Said y publie chaque semaine, “ce sont de toutes petites nouvelles, mais des nouvelles qui sont liées les unes aux autres ; disons qu’elles passent d’une idée, d’une image à l’autre. J’essaie de transmettre un sentiment, une émotion, une voix et ça, ça ne correspond pas vraiment à la mathématique journalistique.” Sylvain Cavaillès se promet de les traduire au fur et à mesure, pour les relayer en français sur le blog de sa maison d’édition, Kontr ou sur la page Facebook qui lui est dédiée. A suivre…
Anne Rochelle, le 3 juin 2017, pour Kedistan
Là n’est pas le sujet
vous écoutez un türkü, toi tu chantes avec, « de quelle vigne es-tu le vigneron ? »
cette proximité n’est pas telle qu’un amour pourrait en naître mais là n’est pas le sujet
mais là n’est pas le sujet, le türkü et le fait que tu chantes avec, l’amour ou encore le cauchemar
il est très tard, à neuf ans quelqu’un gémit, le corps et la fièvre
en tant d’années ils m’ont appris quelques alphabets, l’un arabe l’autre cyrillique
la faucille le marteau la sociologie des peuples opprimés
l’instruction des opprimés et le manuscrit de 1844
tu ne t’appelles pas zîn, ni moi mem ni tajdîn
mon nom n’est mentionné dans aucune chanson, le tien dans aucun poème
tu ne m’as pas chanté de türkü une nuit de novembre
moi un quatre novembre peut-être mem û zîn
pour le dire comme ce poète, j’aime beaucoup turgut uyar moi pas du tout
je ne suis pas un réfugié, je ne connais ni occident ni orient
je n’ai pas assez de courage pour chercher un asile, un pays dans la poésie
kürdistan est un mot plein de fraîcheur.
je garderai en mémoire le fait que tes cheveux sont couleur café.
et aussi que le café a une couleur. et l’odeur du café
aussi.
mais là n’est toujours pas le sujet.
konu bu değil
bir türkü dinlersiniz, eşlik edersin sen, “hangi bağın bağbanısan”
bir aşk oluverecek kadar bir aşinalık değildir ama konu bu değil
fakat konu bu değil, türküye eşlik etmen, aşk yahut karabasan
saat çok geçtir, birinin iniltisi dokuz yaşında, beden ve ateş
bunca yılda birkaç alfabe öğrettiler bana, biri arap biri kiril
orak çekiç ezilen halkların sosyolojisi,
ezilenlerin pedagojisi ve 1844 elyazması
senin adın zîn değil, benim ne mem ne tajdîn
benim adım bir şarkıda hiç geçmiyor, senin adın bir şiirde
bana bir kasım gecesi sen hiç türkü söylemedin
ben sana dördüncü kasım’da belki mem û zîn
o şair gibi söylersem, turgut uyar’ı ben çok seviyorum ben hiç sevmiyorum
muhacir değilim, mağrib bilmem ben maşrık bilmem
iltica edecek kadar cesaretim yok, şiirin içinde bir ülke
kürdistan serin bir kelimedir.
senin saçlarının kahverengi olduğunu aklımda tutarım ben.
kahvenin bir rengi olduğunu da. kahvenin kokusunu
da.
oysa hâlâ konu bu değil.
La délivrance
on apprend ce qu’est le malheur quand certaines maisons se construisent
les murs sentent l’alcool, les rideaux sont d’un jaune maladif, c’est la cigarette
des napperons de dentelle sur le poste de télévision, les fauteuils longs, verts
les métaphores pour les maisons dont la porte ouvre sur la cour sont de seconde main
la métaphore, quand je parle de mon père, est suicide.
d’ailleurs, certains suicides sont classes. ne me dites pas que j’ai 27 ans, je vous prie.
parce que certains mots font penser à un autre mot
débarras pas exemple, ressemble à dé à coudre. dé à coudre dit épingle.
les mots appellent l’odeur. et l’odeur par exemple, la peur.
il y a sur les couettes jaunes des épingles vertes dans le débarras
le mot kurde pour douleur d’ailleurs est en lui-même une odeur
papa on est devant le débarras avec maman. tu es où toi ?
il se redresse, regarde comme sur cette grande photo et dit : « kurtuluş ».
fiston, « délivrance ».
je ne dis rien, sans doute.
mon père est le savoir anisé d’une ville que je n’ai pas encore vue
mon père aussi est une odeur mon père à moi aussi.
kurtuluş
bazı evler yapılırken öğrenir mutsuzluk nedir
duvarlar içki kokar, perdeler hastalıklı sarı, sigaradan
dantelli örtüler televizyon üstünde, koltuklar uzun, yeşil
mecazlar elden düşmedir kapısı bahçeye açılan evler için
mecaz, babamdan söz ederken müntehirdir.
bazı intiharlar zaten şıktır. bana 27 demeyin lütfen.
bazı kelimeler bir başka kelimeyi andırdığı için
yüklük mesela, yüksüğe benzer. yüksük, firkete der.
yani, kelimeler kokuyu çağırır. kokudan, korku örneğin.
sarı yorganların üzerinde yeşil firketeler var yüklükte
sızı kelimesinin kürtçesi bizzat kokudur zaten de
baba yüklüğün önündeyiz annemle. sen nerdesin?
doğrulur, o büyük fotoğraftaki gibi bakar, “kurtuluş” der.
oğlum, “kurtuluş”.
susuyorumdur.
babam henüz görmediğim bir şehrin anasonlu bilgisidir
babam da bir kokudur benim babam da.
L’odeur du café
le café vient du Yemen
le rossignol de l’herbe
ils disaient qu’on sait pas d’où vient le café
quand ils disaient « dégage » et qu’ils le disaient en gueulant
qu’on met pas les verbes à la bonne place, que d’ailleurs nous on est des vrais sauvages
que le café c’est dans un sachet, que quand on l’ouvre on en met partout
que quand on se retrouve à deux, on est incapables de trouver un troisième, juste le café
qu’on s’assoit dans les cafés, nous, qu’on passe notre temps à brailler
qu’on sait pas dire « je vous remercie », et tout juste « merci »
que quand on marche on tombe, que quand on court on se fatigue, qu’on a la respiration qui boite
qu’on connaît pas les verbes, qu’on sait pas faire des phrases, qu’on fait taper la cuiller contre le verre
qu’on peut rien tirer de nous
qu’on vaut même pas les mots « cacık », « menthe » ou « merde » qu’on pourrait mettre à la place de ce « rien »
qu’on dit tout ce qui nous vient au bout de la langue, qu’on a des langues de vipère
qu’on sait pas d’où vient le café, que tout notre horizon c’est les türkü
qu’on transpire sans arrêt, que la monnaie qu’on fait passer quand on monte dans un dolmuş est moite
qu’on passe notre temps à fumer des cigarettes dans les gares routières, café et cigarettes
qu’on est pas du tout polis, qu’on connaît pas la politesse, ni les mots de la parenté
qu’on a la voix rude, qu’on est généralement des hommes, qu’on humilie les femmes
qu’on est qui pour savoir d’où vient le café qu’ils nous disaient si on s’empêtrait dans les verbes
qu’on a pas de voitures, qu’on est serveurs, qu’est-ce que ça sait un serveur
qu’on fait mal quand on aime, qu’on n’a jamais entendu parler d’aragon, c’est qui aragon ?
que nous on connaît celal güzelses, muharrem ertaş, kazancı bedih, seyfettin sucu
qu’on n’a même pas encore réussi à apprendre à dire je, que chez nous c’est deux chambres un salon, qu’on vit
les uns sur les autres
mais on dirait bien qu’on sait quand on dit « marabout », quand on ajoute à côté « bout d’ficelle »
« selle de cheval » on ne sait pas ce qu’est un hall ce qu’est une véranda seulement le rebord de la fenêtre
le mot peuple c’est pour qui patron ?
kahve kokusu
kahve yemen’den gelir
bülbül çimenden gelir
kahvenin nereden geldiğini bilmezmişiz biz
“yürü” dediklerinde ve bunu bağırarak söylediklerinde
fiillerin yerini karıştırırmışız, biz zaten çok yabanmışız
kahvenin bir poşeti varmış, onu açarken saçarmışız etrafa
iki kişi bir araya gelsek, üçüncüyü bulamazmışız ancak kahve
kahvehanede otururmuşuz biz, çan çan çene yaparmışız çok çok
“teşekkür ederim” nedir bilmezmişiz, varsa yoksa “sağol”
yürürken düşermişiz, koşarken yorulurmuşuz, nefesimiz aksarmış
fiilleri bilmez, cümleleri dizmez, kaşıkları bardağa vururmuşuz biz
bizden hiçbir şey olmazmış;
“hiçbir şey”in yerine kullanılacak “cacık”, “nane” ve “bok”a da değmezmişiz
dilimizin ucuna gelen her şeyi söylermişiz, dilimizin ucuna biber
kahvenin nereden geldiğini bilmezmişiz, ufkumuz türkülermiş git git
biz habire terlermişiz, dolmuşa bindiğimizde uzattığımız para nemliymiş
otogarlarda sigara içermişiz durmadan, kahvenin yanına sigara
biz hiç nazik değilmişiz, nezaket nedir bilmezmişiz, akraba kelimeleri de
sesimiz gürmüş bizim, genelde erkekmişiz, kadınları aşağılarmışız
kahvenin nereden geldiğini biz kimiz ki bilelim dermişler bize fiiller sarsak
hiç otomobilimiz yokmuş bizim, garsonmuşuz, garsonlar ne bilsin
severken acıtırmışız biz, aragon’dan da haberimiz yokmuş, aragon kim?
biz bilirmişiz celal güzelses, muharrem ertaş, kazancı bedih, seyfettin sucu
daha ben demeyi bile öğrenememişiz, evlerimiz iki oda bir salon, hayat komşu
ama biliyoruz sanki “hu” derken biri, yanına ikinci “hu”yu eklerken
“hu hu komşu” hol nedir bilmeyiz biz veranda nedir biz sadece pervaz
halk kime denir patron?
Le jardin Manqué • Mehmet Said Aydın
Broché, 96 pages | ISBN : 978-2-9559700-0-3 | 14 €
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