Des lieux comme des secrets, par Arnaud Maïsetti

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Ô jeunesse ! Quelle force, quelle foi, quelle imagination en elle ! Pour moi ce n’était pas une vieille guimbarde trimbalant par le monde un tas de charbon pour toute cargaison — pour moi ce bateau était l’effort, l’épreuve, la pierre de touche de la vie. J’y pense avec plaisir, avec affection, avec regret — comme on pense à un cher disparu. Je ne l’oublierai jamais... Passez-moi la bouteille.
— Joseph Conrad, Jeunesse, 1902

Il suffit de faire quelques pas dans les chemins de pierre au-dessus de Campagne Pastré, la ville n’est pas loin, on la sent dans le dos, derrière l’horizon des pins dont l’odeur enveloppe tout l’espace. Mais on ne voit pas la ville, ici, qui n’est plus qu’une hypothèse. À sa place, il y a le silence de la terre, et le cri des bêtes qui s’enfoncent dans la terre, insectes, et ceux qui les dévorent, oiseaux invisibles qui font trembler les arbres, le ciel. Tout cela qu’on ne voit pas non plus : plutôt, en levant les yeux, comme une étendue plane et opaque, blanche, d’une blancheur aveuglante au-dessus de l’horizon de la terre, et c’est à la forme mouvante d’un bateau qu’on reconnaît la mer, qui vibre comme l’image trouble d’un mirage dans le désert.

Trouver des refuges comme celui-là, des lieux écartés des choses et des êtres, des affaires courantes de la vie : on y trouverait l’appui nécessaire pour revenir au monde ensuite, ou au contraire pour le détester davantage et mieux l’aimer, l’aimer différemment ensuite ?

Toujours, j’aurais recherché de tels lieux : ceux qui isolent et renouent. En haut de Pastré, on voit différemment le temps passé et à venir, les arrangements avec la vie sociale, et le travail : ici, on puise l’essentiel, dans la chaleur aussi, la lenteur qu’elle donne à chaque geste, les regards, le partage de cela qui seul ne se dit pas. Des quais en bas du Louvre au belvédère de l’avenue des Pyrénées, de l’horizon le long de la Garonne aux arbres près de la grande Mosquée, ces lieux sont des attaches, des abris, des secrets.

Toute la journée penchée sur les épreuves, à corriger, à reprendre, à relire, à se maudire, à s’en vouloir des mots qui ne sont jamais assez grands ou qui sont toujours trop larges. Les pensées vers Pastrée et le bateau qui au loin s’éloigne vers l’Afrique ou la Corse ne consolent pas, mais redonnent sans cesse à la vie son assise, sa force.

Il y a ces phrases de Van Gogh que je lis ce soir, par hasard et désœuvrement, il y a les années 1971 dans lesquelles je suis plongé de nouveau, une dernière fois, il y a la chaleur sur Marseille, et parmi tout cela, il y a la forme évanescente d’un bateau qu’on voit s’éloigner lentement par-dessus l’horizon des choses.

Journal : notes intempestives du temps passé, du temps perdu. Ou : arracher du présent pour qu’il ne cesse pas.

Arnaud Maïsetti, le 20 juin 2017

Arnaud Maïsetti vit et écrit entre Paris et Marseille, où il enseigne le théâtre à l'université d'Aix-Marseille. Vous pouvez le retrouver sur son site Arnaud Maïsetti | CarnetsFacebook et Twitter @amaisetti.