Ce «débat» est la cage dont nous sommes les oiseaux ! Par Dimitris Alexakis

(Billet écrit quatre jours après le premier tour, dans l’étonnement de l’absence de réaction sociale à l’alternative passablement monstrueuse qui nous est proposée et dans le sentiment que les termes du débat sont piégés ; que prendre la rue relèverait dans ces circonstances d’un réflexe de survie ; que le principal axe d’une force d’opposition sociale pourrait dans les jours qui viennent consister à marquer que néo-fascisme et néo-libéralisme sont, de façon de plus en plus nette à mesure que nous nous avançons dans les suites de la crise de 2008, les deux faces d’une même monnaie.)

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Pourquoi la question d’une mobilisation dans les rues contre l’extrême-banque et l’extrême-droite dans cette période d’entre-deux-tours n’a-t-elle pas été posée dès l’annonce des résultats de dimanche, ne l’est-elle aujourd’hui encore que par une minorité de lycéens, pourquoi ne cesse-t-elle pas de se poser à tous — tous ceux, du moins, à qui les termes de justice sociale disent encore quelque chose?

Dans quelle mesure n’est-elle pas pourtant, de façon plus ou moins directe, posée par ces électeurs qui, souvent pour la première fois et à un moment qui plus est particulièrement critique, songent à une abstention politique et avancent des arguments en ce sens?

Pourquoi les Aztèques font-ils bien d’hésiter à voter pour Cortés?

Depuis combien de décennies acceptons-nous d’enfermer notre imaginaire, notre puissance d’agir, nos possibles dans ces urnes ambiguës?

Dans quelle mesure et depuis quand sommes-nous coupés des formes vivantes du mouvement ouvrier, irrémédiablement condamné à se piéger et se trahir lui-même dès lors qu’il se cantonne aux formes de la domination bourgeoise?

Dans quelle mesure la «consultation» organisée par la France Insoumise est-elle finalement plus à l’image de ce cadre qui nous étrangle que de notre colère, et du réel?

De quoi avons-nous le plus peur, de notre force ou de notre faiblesse?

Combien de temps allons-nous encore accepter de tourner en rond autour du bassin, du canal, de l’abreuvoir, de rester dans les clous et de marcher entre les herses, de respecter les coutumes et les us de ceux qui détruisent et dilapident le monde, le nôtre comme les mondes de ceux qui viendront après nous?

Pourquoi accepter aujourd’hui les termes d’un débat piégé? Pourquoi accepter au-delà, face à la gravité des enjeux, de maintenir nos réflexions, nos débats, nos échanges dans un cadre ne remettant pas en cause le calendrier électoral et, au-delà, les contraintes de la forme parti, de la parcellisation et de l’aliénation de notre temps et de notre vie politiques, de la «représentation», du pouvoir ascendant, des consultations en interne? Indépendamment du choix final, l’enjeu, dit Myrto Reiss sur un forum de discussion, est de «maintenir le débat à un niveau autre que celui que ce système électoral nous impose», celui d’une «pensée binaire et compulsive»: système à deux tours conçu «pour rendre les débats inopérants». Le choix (entre banque ou fascisme) est faussé, l’alternative est un piège (ce qui ne signifie pas qu’elle puisse être facilement contournée: un piège n’est pas un simulacre) et le dilemme du second tour peut apparaître comme une nouvelle manifestation du dogme thatchérien selon lequel il n’est pas d’alternative : avec des modalités différentes, selon un processus autre, la France du mois d’avril 2017 se retrouve en définitive aussi profondément piégée que la Grèce de juillet 2015. Dans ces conditions, l’urgence n’est-elle pas de parvenir à formuler et faire entendre, malgré tout, un discours autre ? À marquer que le scénario confirmé par les résultats de dimanche est celui-même qu’annoncent, qu’anticipent et que préparent depuis des mois les grands groupes de presse, et qu’il est conforme aux vœux de l’élite néo-libérale? Qu’En Marche! et le Front National sont les deux pièces d’une même tenaille? Que néo-fascisme et néo-libéralisme sont en France comme ailleurs, singulièrement aux Etats-Unis, et de façon de plus en plus nette à mesure que nous nous avançons dans les suites de la crise de 2008, les deux faces d’une même monnaie?

La seule réponse possible ne réside pas dans la reconduction d’un débat vicié mais doit être recherchée ailleurs, dans un déplacement du débat hors champ électoral: dans la rue, dans le champ social, dans des initiatives de dénonciation (par la mobilisation comme par la prise de parole) de cette «alternative» faite pour broyer et / ou diviser mortellement les classes populaires.

Que fait-on, quand on tombe dans une embuscade? On sort. L’antifascisme et la résistance aux politiques d’austérité sont dans les rues: occupons-les.

(Dimitris Alexakis, mercredi 26 avril 2017)

Né à Paris en 1971, Dimitris Alexakis a été conseiller littéraire aux éditions  Le Seuil, L'Olivier et Verticales. Installé en Grèce depuis 2000, il a commencé à écrire en grec en 2009 pour le ThéâtreStudio de l'école allemande d'Athènes. Il anime avec Fotini Banou l'espace de création artistique Κέντρο Ελέγχου Τηλεοράσεων (Centre de contrôle de la TV) à Kypseli, un quartier d'Athènes. Vous pouvez le retrouver sur son site : ou la vie sauvage, ou sur sa page Facebook. Il est une des références de L'Autre Quotidien sur la Grèce.