Le peuple hors sujet : à propos du 23 avril 2017
L’élection probable d’Emmanuel Macron au second tour des présidentielles peut être lue comme l’aboutissement du long processus de droitisation et de privatisation des communs entamé du sein du parti socialiste français à partir du tournant de la rigueur de 1983 et théorisé par des cadres tels que François Hollande, Le Drian, Jouyet (abandon des classes populaires et «nouvelle alliance» entre classes moyennes, professions libérales et patronat, pour dire les choses rapidement), processus qui a été marqué par la montée en puissance régulière du Front National.
Nous nous retrouvons ainsi aujourd’hui face à deux sujets historiques (la Nation et / ou la race d’un côté, les marchés de l’autre) qui signent tous deux l’échec des tentatives de redéfinition d’une politique sociale correspondant aux intérêts du plus grand nombre: face à ces deux sujets, la majorité sociale se retrouve privée d’expression politique, hors sujet (condamnée à choisir entre ces deux sujets ou à s’abstenir : dans tous les cas, à ne pas avoir de voix propre). Le piège se referme sur nous. Mais qui est nous?
Est-ce (sommes-nous) une multitude qui aurait vocation à devenir une, un peuple dispersé en attente d’être rassemblé — ou autre chose?
Pourquoi échouons-nous à faire émerger un sujet politique assez constant ou consistant et assez défini pour se nommer, se reconnaître lui-même, croire en sa propre force ?
Dans un contexte d’économie mondialisée, l’extrême-droite et les élites néo-libérales répondent à leur façon à la question que nous laissons en friche: les uns en promouvant le sujet national (repli, haine de l’autre), les autres en affirmant que le seul sujet qui tienne est celui des «marchés».
La stratégie de la France Insoumise aura pour partie consisté à répondre à cette question en s’efforçant de récupérer «par la gauche» les catégories de souveraineté, de peuple et de Nation.
Mais jusqu’à quel point la réponse avancée là ouvre-t-elle des perspectives?
Dans quelle mesure la stratégie reprise par Jean-Luc Mélenchon à Ernesto Laclau («La Raison populiste»), Chantal Mouffe et Podemos (ne) peut-elle être lue (que) comme une stratégie de mobilisation, définie comme en miroir par l’événement électoral, mais qui pourrait cesser d’être opérante au-delà?
Dans quelle mesure la stratégie «populiste de gauche» repose-t-elle sur l’imaginaire (d’un peuple national, d’une histoire supposée commune, de références partagées) plus que sur le réel (des conditions de travail et de vie, des rapports de classe induits par la transformation et l’effritement du travail à partir du milieu des années 70)? Dans quelle mesure en ce sens fait-elle l’impasse sur la nécessité de reconstruire «la gauche» à partir d’une analyse des groupes sociaux, des classes sociales et des modes de travail et de vie liés à cette transformation?
Dans quelle mesure la «stratégie du drapeau national» n’a-t-elle pas, ne peut-elle avoir le même sens dans un pays «subalterne» (d’Amérique Latine ou d’Europe du Sud) et dans une vieille puissance coloniale?
Dans quelle mesure cette stratégie pose-t-elle malgré tout la question d’une coalition ou d’un rassemblement des multitudes et de revendications politiques à formuler si nous voulons sortir de l’atomisation infinie des situations, luttes, modes de travail, modes d’être que les signifiants de «classe ouvrière» ou de «citoyenneté» ne recouvrent plus depuis longtemps?
L’expression «les gens» abondamment employée par Jean-Luc Mélenchon au cours de cette campagne est clairement indicative, par son flou même, de la difficulté de donner un nom à (et partant de définir) ce nouveau sujet — sujet sans nom, sujet dont le nom ne peut être (pour l’heure?) qu’approximatif, au point de faire sourire.
Quel sujet en devenir ou en puissance serons-nous en mesure dans les jours, mois et années qui viennent d’opposer au sujet national/racial fantasmé de l’extrême-droite comme au sujet prétendument apolitique et objectif des «marchés»?
La réponse consiste-t-elle à rechercher ou façonner un sujet unique fondé sur une communauté imaginaire (et risquant par là d’exclure ceux dont les références, modes de travail et d’être, «modes de jouir» sont autres que ceux de la majorité)? Ne passe-t-elle pas plutôt par une redéfinition de la production, du travail, des biens communs, de l’utilité sociale et de l’État-providence à partir du constat de la raréfaction des ressources et de l’impasse absolue que représente le modèle consumériste?
Quel sujet des multitudes? Qui a donc intérêt à ce que des biens communs existent? Et qui a intérêt à ce que le commun soit détruit? Comment parviendrions-nous à croire en notre force si nous ne commençons pas par définir ce que sont nos intérêts vitaux?
Dimitris Alexakis, lundi 24 avril 2017
Né à Paris en 1971, Dimitris Alexakis a été conseiller littéraire aux éditions Le Seuil, L'Olivier et Verticales. Installé en Grèce depuis 2000, il a commencé à écrire en grec en 2009 pour le ThéâtreStudio de l'école allemande d'Athènes. Il anime avec Fotini Banou l'espace de création artistique Κέντρο Ελέγχου Τηλεοράσεων (Centre de contrôle de la TV) à Kypseli, un quartier d'Athènes. Vous pouvez le retrouver sur son site : ou la vie sauvage, ou sur sa page Facebook. Il est une des références de L'Autre Quotidien sur la Grèce.