Main basse sur l'Égypte, de Farid Omeir - Note de lecture

Il se lit d'une traite, comme un passionnant roman de politique-fiction. Sauf que les faits relatés dans « Main basse sur l'Egypte » sont bien réels.

Dans son livre, Farid Omeir, ex-correspondant au Caire de la Tribune de Genève, s'est en effet efforcé de répondre à  deux questions déterminantes pour comprendre les arcanes du pouvoir égyptien :

  • Comment est-on passé de la « révolution du 25 janvier 2011 » aux manifestations anti-Morsi du 30 juin 2013, préludes au coup d'État du maréchal Abdelfattah Al-Sissi ?
  • Comment les Frères Musulmans et l'ex-président Mohamed Morsi se sont-ils faits piéger par un système réactionnaire toujours en place, malgré l'éviction de Moubarak ?

Les réponses, pourtant évidentes pour les fins observateurs de la scène politique égyptienne, semblent relever d'un registre conspirationniste. Mais, en Égypte, la réalité dépasse souvent la fiction ! Et, comme pour se prémunir de toute accusation, en particulier celle de « rouler pour les Frères musulmans », l'auteur a pris soin de démontrer, exemples à l'appui, comment le pouvoir profond -en l'occurrence le Conseil suprême des forces armées et ses relais institutionnels- ont saboté l'année présidentielle de Mohamed Morsi, premier président civil élu démocratiquement.

Un livre, certes bien documenté mais qui comporte cependant une lacune importante concernant les noms de ces hommes de l'ombre qui ont activement agi pour le maintien, contre vents et marées, de l'ancien système. Et qui, au final, ont obtenu l'élargissement de Moubarak après avoir précipité la société égyptienne dans la spirale infernale d'une répression aveugle.

Rabha Attaf رابحة عطاف 

Ganzeer

Ganzeer

Un extrait du livre

Le 30 juin, de la mobilisation populaire aux estimations absurdes

Ils sont pour ainsi dire nombreux, très nombreux à descendre dans la rue, un an jour pour jour après l'élection de Mohamed Morsi, pour réclamer son départ. Les uns dénoncent l'incompétence du président, d’autres la mainmise sur le pays par les Frères musulmans. D'autres encore veulent simplement rappeler au président ses promesses face à la dégradation de leurs niveaux de vie depuis la révolution.

Sur la place Tahrir, la foule immense déborde jusqu'aux rues adjacentes. D'autres rassemblements ont lieu à Alexandrie et différentes villes du pays. Incontestablement, c'est la plus grande manifestation au niveau national depuis la révolution de 2011.

Non loin du palais présidentiel, ce sont les pro-Morsi qui décident de se rassembler pour rappeler la légitimité du président et des urnes contre celle de la rue.

En plusieurs endroits, des affrontements ont lieu entre les deux camps. A la fin de la journée, on déplore 16 morts, le quartier général des Frères musulmans est attaqué, sans intervention policière. Pour Tamarrod, la journée est un succès et Mohamed Morsi n'a d'autre choix que de démissionner.

Un succès que l'armée a tout intérêt à amplifier, au point d'estimer le nombre de manifestants à « plusieurs millions ». Avant même que le président ne réagisse, cette instrumentalisation de la manifestation par l'armée va faire couler beaucoup d'encre. Repris par de nombreux médias, le chiffre communiqué semble très exagéré. Mais il n'est pas choisi au hasard. Dans un article pertinent intitulé « Combien de millions étaient-ils mon général », l'éditeur d'International Boulevard[1] Jack Brown revient sur l'absurdité des estimations de l'armée : « Les agences de presse occidentales couvrant les manifestations ont donné des estimations vagues des manifestations dans le reste du pays, s'en tenant à parler de « centaines de milliers » de personnes marchant à Alexandrie et dans d'autres villes. Morsi a recueilli près de 3 millions de voix au Caire et Guiza (et 10 autres millions de voix dans le reste du pays) au deuxième tour de l'élection présidentielle de juin 2012.

Les manifestations de la semaine dernière étaient spectaculaires et enthousiasmantes, mais elles ne représentaient incontestablement qu'une fraction du nombre de personnes qui ont voté pour Mohamed Morsi. Même si l'on s'en tient au nombre de voix recueillies par Morsi au premier tour, vraisemblablement une meilleure indication de sa base réelle (cela soustrait les substantiels votes anti-Shafiq du deuxième tour) était bien au-delà du million au Caire et à Guiza. Les premières sources à compter des ... « millions » de manifestants la semaine dernière semblent avoir été l'armée et le ministère de l'Intérieur (demeuré sous le contrôle des militaires en dépit du gouvernement civil). Ce ne sont franchement pas là les sources les plus objectives qui soient étant donné qu'elles préparaient un coup sur la base de la « légitimité de la foule ». Et, avec le temps, les estimations du nombre de manifestants ont dérivé vers ce qui relève de l'improbable puis carrément de l'absurde, emportées probablement dans l'élan du désir inconscient de l'opposition de justifier une prise de pouvoir illégale. Au départ, il y a eu les déclarations parlant de 14 millions de manifestants - un chiffre commode étant légèrement supérieur au nombre d'électeurs qui ont voté pour Morsi l'année dernière. Plus tard, a déboulé le chiffre de 17 millions, suggérant qu'une majorité écrasante des électeurs de l'année dernière était maintenant dans la rue. Plus récemment, Nawal Saadawi[2] a déclaré que plus de 33 millions de personnes ont manifesté, un autre chiffre impeccable: une majorité de toute la population en âge de voter en Egypte. Comme cela tombe bien ![3]». En fin de soirée, certains médias évoqueront même « la plus grande manifestation de l'histoire de l'humanité ». Rien de moins. Preuve que les chiffres n'auront plus aucun sens, à Mahalla, ville de 500 000 habitants, un porte-parole des anti-Morsi annonce plus d'un million de manifestants…

Pour démontrer l'impossibilité d'atteindre un nombre aussi important de manifestants, des estimations scientifiques vont être proposées. Ainsi, le site du mensuel américain Wired interroge un spécialiste du comptage de foule, son verdict est sans appel : la place Tahrir et ses environs ne peut contenir plus de 250 000 personnes[4]. Un décompte partagé par Jack Brown : « Est-il vraiment possible que les foules à Tahrir aient dépassé le nombre d'électeurs qui ont voté pour Morsi l'année dernière? Généreusement délimitée, la place Tahrir a la forme d'un polygone irrégulier qui s'étale sur […] près de 56 200 mètres carrés de surface. Combien de personnes un mètre carré peut-il contenir? Les études scientifiques faites par des Allemands suggèrent que la densité maximale des grandes foules qu'ils ont observées est en général de près de 4 personnes par mètre carré, elles n'arrivent que très rarement à 5 personnes par mètre carré. Au Royaume-Uni, les directives officielles encadrant les événements publics fixent la limite à un maximum de 2 personnes par mètre carré. Ces mêmes directives fixent à 4 personnes par mètre carré la limite supérieure pour ce qui est des foules en mouvement (à savoir en files d'attente); 4.7 personnes par mètre carré est la densité de foule maximale permise lors d'événements sportifs. Je pense que nous pouvons sans crainte utiliser cette limite supérieure pour décrire, dans son ensemble, la densité des foules à la Place Tahrir la semaine dernière.

En supposant que les foules rassemblées sur toute la place Tahrir et sur le Pont étaient pareillement bondées, épaule contre épaule, jusqu'à la Maison de l'Opéra, nous avons affaire à une foule de ... 264 140 personnes. Généralement les foules sont substantiellement plus éparses aux marges, ceci pour dire que c'est là une estimation très généreuse. J'ai fait mes calculs ici sur la base d'une moyenne de 4.7 personnes par mètre carré; si l'on se base sur les vues aériennes (fournies par l'armée égyptienne) des foules prises par les hélicoptères, je pense que 2 personnes par mètre carré serait une estimation plus correcte de la densité moyenne de la foule de manifestants, ce qui suggère un nombre de manifestants proportionnellement moindre. Il y avait simultanément des manifestations à Héliopolis en face du palais présidentiel. Soyons altruistes et disons que les manifestants ont rempli […] une distance de plus d'un kilomètre. Les vidéos des foules de manifestants que j'ai regardées indiquent qu'il n'y avait pas plus d'une ou deux personnes par mètre carré (ce qui demeure tout de même une foule dense), mais accordons leur aussi la moyenne de 4.7 personnes par mètre carré, en supposant qu'il y a eu des piques où les gens étaient comprimés comme des sardines, épaule contre épaule, sur un kilomètre en entier. Ceci nous donne une foule de 211 000 personnes. Ce qui revient à dire qu'au Caire, les deux plus grands rassemblements ont fait affluer, à mon avis, moins, probablement bien moins, qu'un demi-million de personnes[5] ».

La chaîne Al Jazeera, proche des Frères musulmans, établit un parallèle avec le nombre de pèlerins à la Mecque et la superficie de la ville sainte pour démontrer que le chiffre communiqué par l'armée est inatteignable.

Hormis les médias égyptiens, beaucoup de journalistes occidentaux vont effectuer la même analyse. « C'est une estimation très exagérée » estime le correspondant de Middle East au Caire. « Il y a peut-être eu des millions de manifestants à travers tout le pays, mais trente ou quarante millions c'est impossible. C'est la moitié de la population [6]». Une analyse que l'on peut partager lorsque l'on voit l'argumentation employée par des personnes farouchement hostiles au président. Ainsi, l'économiste franco-égyptien Samir Amin estime dans une interview au site Algérie patriotique que « les chiffres indiquent que dans toute l’Egypte, et non seulement à la place Tahrir, il y avait trente-trois millions de manifestants, le 30 juin. Pour un pays de 85 millions, si vous retirez les enfants, qui sont très nombreux, et les quelques vieillards qui sont moins nombreux, cela représente pratiquement tout le pays»…

Surtout le chiffre vient de l'institution militaire, et personne ne la rejoint sur les estimations. Mais on peut légitimement s'interroger, si les opposants sont convaincus d'avoir rassemblé autant de monde, pourquoi ne pas avoir réclamé un référendum ou des élections ? L'armée égyptienne, en réalité, a déjà prévu un autre scénario.

Notes

1.        http://www.internationalboulevard.com/

2.       Célèbre écrivain et féministe égyptienne7

3.      http://www.algeria-watch.org/fr/article/pol/ligue_arabe/egypte_combien_de_millions.htm

4.       http://www.wired.com/2011/02/how-many-people-are-in-tahrir-square-heres-how-to-tell/

5.        http://www.algeria-watch.org/fr/article/pol/ligue_arabe/egypte_combien_de_millions.htm  

6.      http://www.bbc.com/news/magazine-23312656

Main basse sur l'Égypte
Comment l'ancien régime a mené à bien sa contre-révolution
Farid Omeir
L’Harmattan, mars 2017
226 pages
ISBN : 978-2-343-10832-2
EAN PDF : 9782140030789
Prix éditeur
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Merci à Tlaxcala
Date de parution de l'article original: 09/04/2017
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